mercredi 26 octobre 2016

Sans Direction

Salut à tous, Lavie avec Skinny est de retour. Je sais et je le répète que vous préférez les histoires drôles et courtes mais celle-ci me tient à coeur, laissez vos sentiments s'évaporer un peu. J'espère que vous avez un peu de temps devant vous, le temps d'un épisode de Friends comme elle dit Carla. Voici Sans Direction, écrit par Skinny & Jennifer Avsence.




Comment écrire Sans Direction sans vous parler du point de départ ? "Ici ce n'est pas Marseille" coincé entre la colline et la mer, on n'est pas les plus à plaindre comme dirait l'autre.
Le bar du Moustier était vide, à l’exception du cuisinier et de Rayan le patron, qui m'apportait ma commande habituelle, un toast de pain complet, un ramequin d'huile d'olive, du café noir et un bourbon. Neuf heures du matin. L'Estaque s'éveille. Au bout d'un moment, Rayan pose une nouvelle tasse de café chaud devant moi.
_Santé, c'est la dernière fois que je vous sers, annonce-t-il.
_Pourquoi ? vous allez quelque part ?
_Je vais ouvrir un café à Londres et y vivre avec ma copine.
_Un café à Londres, super! ai-je-dit.
Il ignorait bien sûr que j'avais moi-même, quitté l'Estaque pour rejoindre Franck à Londres. J'avais rencontré l'artiste Franck ici même, nos parents étaient voisins et ne s’appréciaient guère. Une rencontre inattendue qui a lentement modifié le cours de mon existence. Les sentiments que j'avais pour lui s'immisçaient dans tous les aspects de ma vie - mes poèmes préférés, mes chansons, mon cœur. Nous étions dans la même fac à Aix. On ne se calculait pas trop, sa passion à lui c’était le dessin. Dans le centre d'Aix, il y avait une boutique qui vendait des bijoux d'artisanat ethniques. Mon objet préféré, c'était un modeste bracelet de Perse. Il était fait de deux plaques de métal émaillées reliées par de lourds fils noirs et argentés. Il coûtait six cents francs, une fortune pour moi à l'époque. Pour les rares fois où il était présent, Franck est arrivé à la fac avec sa chemise blanche retroussée, son jean délavé et le bracelet persan autour du poignet.
_Il est vraiment magnifique ton bracelet, ai-je dit avec beaucoup de jalousie dans la voix.
_T'es catholique , m'a-t-il demandé.
_Ma mère, j'aime juste les objets catholiques, c'est tout.
_J'ai été enfant de chœur mais tu dois le savoir, a-t-il répliqué avec un grand sourire.
_Ne le donne à aucune autre fille que moi!
Immédiatement, j'ai été gênée mais il s'est contenté de sourire : "Promis."
Depuis ce jour, on ne s'est plus lâché. Nous menions une existence parallèle, à faire constamment la navette entre Marseille et Londres, puis Franck était parti pour de bon. Il avait un studio à Walworth. Franck était un beau parleur, il s'incrustait bien dans les conversations, il a rencontré de bonnes et mauvaises personnes. Quand je le rejoignais nos trop brefs weekends se soldaient toujours par des séparations déchirantes. J'étais en train de réfléchir à l'emplacement de la machine à café quand Franck m'a supplié de venir vivre avec lui, à Londres. Rien ne paraissait plus vital que de rejoindre mon amour. J'ai dit au revoir à Marseille et aux aspirations qui y étaient liées. J'ai pris mes affaires les plus précieuses et j'ai laissé le reste derrière moi, je n'avais que vingt ans.

Franck gobait de l'acide. Il se dégagea un espace de travail, installa son carnet à dessin et ses crayons sur une table basse et un oreiller devant pour s'asseoir. Il savait qu'il ne serait peut-être pas en état de dessiner une fois que l'acide ferait effet, mais il voulait avoir ses outils à portée de main au cas où. Il avait déjà essayé de travailler sous acide mais la drogue l'attirait vers des espaces négatifs qu'il avait en temps normal le sang-froid d'éviter.
Il avait trouvé un job temporaire de portier dans un club hype de Soho. Il se présentait au travail avec un costume Men In Black que lui prêter la boîte. Il se réjouissait de voir Amy Winehouse. Mais il avait été supplanté par une autre artiste qui n'était pas encore connue. C'était Amy Mcdonald. Nous n'avions pas assez d'argent pour aller voir des concerts, mais avant de quitter le club Franck m'a dégoté une invite pour David Bowie. Nous avions dévoré ses albums ensemble et je me sentais presque coupable de le voir sans lui. Quand Bowie est arrivé, j'ai eu une réaction étrange. Tout le monde autour de moi semblait hypnotisé, mais moi j'observais attentivement. Je me souviens de cette impression bien plus nettement que le concert. J'ai ressenti à son égard à la fois de l'attirance et un certain mépris. Je sentais sa gêne profonde aussi bien que sa suprême assurance. Quand on m'a demandé, comment était David Bowie je me contentée de répondre "Awesome."

Franck avait toujours aimé ma voix, il me demandait de chanter pour l'endormir, et je lui chantais les ballades de Janis Joplin et Nina Simone. Une grande partie de la journée, Franck semblé en proie à un conflit intérieur. Il oscillait entre tendresse et mauvaise humeur. Je sentais bien que quelque chose se tramait, mais il refusait d'en parler.
Les jours suivants ont été d'un calme troublant. Il dormait beaucoup et lorsqu'il se réveillait il me demandait de lui lire des poèmes. Au départ j'ai craint qu'on lui eût fait du mal. Entre ses longs silences, j'ai envisagé l'éventualité qu'il eût rencontré quelqu'un.
Les silences étaient des signes, j'en étais persuadée. Nous étions déjà passés par là. Même si nous n'en parlions pas, je me préparais lentement aux changements qui viendraient sûrement. Nous avons toujours des relations intimes, et je crois qu'il nous était difficile à tous les deux de parler ouvertement de ce qui se passait. Paradoxalement, on aurait dit qu'il voulait se rapprocher de moi. Peut-être sa tendresse n'était-elle que l'ultime sursaut avant la fin, comme celle d'un gentleman qui achèterait des bijoux à sa maîtresse avant de lui annoncer que c'est terminé.
Dimanche, pleine lune, Franck était à cran. Brusquement, il a éprouvé le besoin de sortir. Il m'a jeté un long regard. Je lui demandais si ça allait. Il ne savait pas, a-t-il dit. Je l'ai accompagné jusqu'au coin de la rue et je suis restée plantée là, sur le trottoir à contempler la lune.
Lorsqu'il est enfin rentré, il a posé la tête sur mon épaule et s'est endormi. Je ne lui demandais aucune explication. Il m'a révélé par la suite qu'il avait franchi une barrière. Il avait couché avec un mec. J'ai réussi à faire preuve d'une certaine tolérance. Mon armure avait encore ses points faibles et Franck mon chevalier en avait transpercé quelques-uns, même si c'était involontaire.
La semaine d'après, la demi-sœur de Franck, Laura était venu sur Londres et voulait nous voir. C'est Laura qui nous a présenté Akeem. Grand et mince avec des boucles sombres, la peau foncée et des yeux marrons clairs, Akeem pouvait rivaliser avec Franck par sa beauté. Il venait d'une bonne famille et il étudiait le cinéma, Andy Warhol et Susan Bottomly étaient c'est plus grandes références.
Notre vie semblait plus facile avec la présence d'Akeem. Franck se plaisait en sa compagnie. Akeem lui dégotait quelques jobs. Un jour Franck reçut quatre cents livre sterlings, plus qu'il en avait jamais gagné d'un coup. Akeem conduisait une Mercedes Classe C grise à l’intérieur beige; il nous amenait faire des tours dans les coins huppés de Londres. C'était la première fois que nous montions dans une voiture sur Londres qui ne soit pas un taxi ou celle de ma tante quand elle nous ramenait d'Enfield. Akeem n'était pas riche mais il savait faire preuve d'une générosité discrète. Il emmenait Franck au restaurant et se chargeait de l'addition. En retour Franck lui offrait des colliers et des dessins. Akeem faisait découvrir à Franck un univers, une société qu'il s'empressait de faire la sienne. Ils se sont mis à passer de plus en plus de temps ensemble. Je regardais Franck se préparer à sortir comme un lord anglais. Il choisissait chaque chose avec soin. Sa chemise, son bracelet, son gilet et sa méthode longue et lente pour se peigner. Il savait que j'aimais ses cheveux un peu fous, et je savais que ce n'était pas pour moi qu'il domptait ses boucles.
Je suis rentrée voir mes parents. Il fallait que je réfléchisse sérieusement à la direction que j’allais prendre. Je me demandais si j'avais choisi la vie qu'il me fallait et puis ma mère qui détestait par-dessus tout Franck, qui ce dernier se droguait de plus en plus.
Toute ma famille installée autour de la table. Mon père qui parlait de football à haute voix à qui voulait bien entendre. Ma mère préparait des sandwiches aux boulettes avec ma tante. Comme toujours une ambiance de camaraderie régnait à la table familiale. Là-dessus j'ai reçu un appel inattendu de Laura. Elle m'a annoncé de but en blanc que Franck et Akeem avaient une liaison. "Ils sont ensemble en ce moment même" a-t-elle ajouté. Je me suis contentée de répondre que son appel n'était pas nécessaire, car j'étais déjà au courant. Lorsque j'ai raccroché, j'étais assommée mais je ne pouvais que me demander en même temps si elle n'avait pas formulé ce que j'avais deviné toute seule. Je ne comprenais pas pourquoi elle m'avait appelée. Ce n'était sûrement pas pour me rendre service. Nous n'étions pas si proches que ça. Je me suis demandé si elle avait de mauvaises intentions, ou s'il s'agissait de commérage à l'état pur. Dans l'avion, sur le trajet du retour j'ai pris la décision de me taire afin de laisser à Franck la possibilité de s'expliquer comme il le déciderait.
L'obligation de secret étouffait Franck et Akeem. Tous deux ne détestaient pas un certain degré de mystère, mais je crois qu'Akeem était trop franc pour continuer de me cacher leur relation. Des tensions sont apparues entre eux.
Les choses ont achevé de s'envenimer lors d'une fête où nous avons fait une sortie de couples avec Akeem et son amie Sabrina de Chelsea. Nous dansions tous les quatre. J'aimais bien Sabrina, une rousse charismatique. Elle portait un lourd bracelet africain. La soirée semblait bien se dérouler sans encombre, sauf que Franck et Akeem ne cessaient de s'esquiver de notre groupe pour se lancer dans des disputes. Soudain, Akeem a pris Sabrina par la main, l'a entraînée hors de la piste de danse et a brusquement quitté la fête.
Franck a couru après lui, moi sur ses talons. Akeem et Sabrina s’engouffraient dans un taxi. Franck l'a supplié de ne pas s'en aller. Sabrina a regardé Akeem confuse et elle a demandé : "Vous êtes amants ou quoi?" Akeem a claqué la portière du taxi, qui a démarré sur les chapeaux de roue.
Franck s'est retrouvé coincé dans une position où il était forcé de me révéler ce que je savais déjà. Je suis restée calme et ne l'est pas interrompu tandis qu'il se démenait pour trouver les mots justes pour m'expliquer ce qui venait de se passer. Je savais que c’était difficile. Je lui ai rapporté ce que m'avait dit Laura.
Il s'est mis dans une colère noire. "Pourquoi n'as-tu rien dit?"
Franck était anéanti que Laura m'ait appris non seulement qu'il avait une liaison mais qu'il était homosexuel. Comme s'il avait oublié que je le savais. Le fait que c'était la première fois qu'on lui collait ouvertement une étiquette sexuelle devait ajouter la difficulté de la chose.
Franck s'est mis à pleurer.
"Tu es sûr? j'ai demandé.
_Je ne suis sûr de rien.
"Sam, a-t-il ajouté en me serrant dans ses bras, tout cela n'a rien à voir avec toi."

Septembre 2003, J'étais retournée vivre à Marseille aux Cinq Avenues. Je rendais souvent visite à Franck à Walworth. Alors qu'il avait pris du LSD, j'ai rangé ses affaires. Crayons de couleurs, taille-crayon... Puis je me suis étendue à côté de lui, réfléchissant a ce que j'allais faire.
Avant l'aube nous avons été réveillés par une série de coups de feu et de hurlements. Les flics nous ont recommandé de nous barricader chez nous pendant quelques heures. Un jeune homme s'était fait assassiner à notre porte. Franck avait doublé la dose de LSD. L'idée que nous avions frôlé le danger de si près la nuit de mon retour l'a horrifié. "On ne peut pas rester ici" a dit Franck. il craignait pour notre sécurité. Laissant presque tout sur place, son matériel de dessin et ses vêtements. Nous avons traversé la ville jusqu'à Brixton, un hôtel du quartier jamaïcain réputé pour ses chambres à bas prix. Ça été la période la plus dure. C'était un endroit épouvantable, sombre et négligé avec des fenêtres encrassées qui donnaient sur le bruit de la rue. J'ai acheté une brique de lait, du pain et du beurre mais il n'a pas pu manger. Impuissante, je l'ai regardée suer sur le lit d'acier. Les ressorts du matelas passaient à travers les draps sales. La chambre puait la pisse et l'insecticide. Heureusement il a dormi tout l'après-midi tandis que j'arpentais les couloirs. L'hôtel était plein d'épaves et de camés. Il n'y avait rien de romantique à regarder des types à moitié nus qui essayaient de trouver une veine à piquer dans leurs membres infestés de plaies. Je devais faire un effort pour regarder droit devant moi lors de mes allers-retours à la salle de bains afin d'humidifier des linges pour le front de Franck. Quand une voix m'a appelée de l'autre côté du couloir. Il était difficile de dire s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. J'ai vu une beauté abîmée enroulée dans un drap, assise sur le bord d'un lit. Il m'a raconté son histoire. Je me suis toute de suite sentie en sécurité en sa compagnie. Il avait été danseur grapheur mais n'était plus que morphinomane. Il m'avait raconté l'histoire de plusieurs de ses voisins, chambre par chambre et de ce qu'ils avaient sacrifié à l'alcool et la drogue. Jamais je n'avais vu une telle accumulation de malheur collectif et d'espoirs brisés, des âmes oubliées.
La nuit Franck, si stoïque en général, s'est mis à gémir. Ses gencives avaient fait des abcès, l'inflammation était profonde et ses draps étaient trempés de sueur. Je suis allée trouver l'ange de la morphine. "Tu n'as pas quelque chose pour lui?" ai-je supplié. La fièvre faisait délirer Franck. "Il faut l'emmener à l’hôpital, a dit l'ange de la morphine. Et il faut que vous partiez d'ici. Ce n'est pas un endroit pour vous." Je l'ai dévisagé. Toute son expérience transparaissait dans ses yeux bleus. Pendant une minute une flamme y a brûlé, pas pour lui-même, mais pour nous.
Nous n'avions pas assez d'argent pour l'hôpital, car Franck ne dispose d'aucune assurance-maladie. Aux premières lueur de l'aube, j'ai secoué Franck, l'ai aidé à s'habiller et escorter en bas de l'escalier. J'ai hélé un taxi direction l’hôpital, Franck a posé la tête sur mon épaule. J'ai senti que sa tension quittait un peu son corps.
_Ça va s’arranger, j'ai dit. Tu vas revenir à Marseille et tu vas guérir.
_Je suis en train de mourir, a-t-il dit. Ça fait tellement mal.
Il m'a regardée, de ses yeux pleins d'amour et de reproche. Mon amour pour lui ne pouvait pas le sauver. C'était la première fois que je réalisais vraiment qu'il allait mourir. Physiquement, il souffrait un martyre que personne ne devrait avoir à subir. Il m'a regardée avec l'expression d'un regret si profond que c'en était insupportable et j'ai fondu en larmes. Il m'a grondée mais m'a pris dans ses bras et il s'est endormi la tête sur mon épaule.

Je pensais que je serais là près de lui lorsqu'il mourait, mais je n'y étais pas. J'ai suivi les étapes de sa disparition jusqu'à près de onze heures, heure où je l'ai entendue pour la dernière fois, haletant si violemment que ses cries couvraient la voix de son frère au téléphone. Pour une raison mystérieuse, ce son m'a remplie de bonheur tandis que j'allais me coucher. Il est toujours vivant, pensais-je Il est toujours vivant.
Franck est mort le 27 novembre 2003 à 9h17.

Franck à l'Estaque, 2002.


 J'étais arrivée en retard au bar du Moustier. Ma table en coin était occupée. Je suis allée aux toilettes pour attendre qu'elle se libère. Je n'avais pas fermé la porte à clé, au cas où quelqu'un aurait une envie pressante, j'avais attendu une dizaine de minutes et suis sortie au moment où ma table se libérait et j'ai commandé du café noir, un toast de pain de complet, de l'huile d'olive et un bourbon. J'ai griffonné quelques notes sur des serviettes en papier, en vue de l'anniversaire de Mya qui approchait. Mya est une de mes plus belles rencontre, c'était en 2001 à Berlin. Je venais d'avoir mon bac, mon amie gothique s'appelait Marilyn. On devait s'esquiver pour quelques jours à la Nocturnal Wonderland Rave qui avait lieu à Berlin. L’hôtel où on est arrivé était un bâtiment Bauhaus rénové du quartier Mitte, situé à Berlin-Est. Il offrait tout ce dont je pouvais avoir besoin et se trouvait à proximité du café Pasternak, que j'ai découvert dans Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. J'ai déposé mes affaires dans ma chambre et suis allée directement au café. La propriétaire m'a accueillie chaleureusement, et je me suis assise à une table, sous une photographie de Bulgakov. Comme dans le livre, je suis tombée sous le charme du Pasternak. Les murs bleu délavé étaient décorés de photographies d'Anna Akhmatova et de Vladimir Maïakovski, les poètes russes que me lisait ma mère. J'ai commandé le Happy Tsar - caviar noir d'esturgeon servi avec un petit verre de vodka et un café noir.
Le soir même avec Marilyn on partait pour la Nocturnal Wonderland Rave qui devait durée trois jours non-stop. On avait pris du speed pour tenir la distance. Nous sommes arrivés dans une grande colline avec des sentiers bordés de stands qui partaient de tous les côtés, une basse assourdissante retentissait. Marilyn avait l'habitude des raves, c'était ma première. Un guide a prononcé un discours inaugural en allemand, pendant qu'une autre dame traduisait en anglais avec un accent incompréhensible. Apparemment chaque organisateur se fait appelait par un numéro. Numéro Sept sera là, numéro Seize là-bas, si vous avez besoin de numéro Dix... ainsi de suite.  Au bout d'un moment, j'ai senti que mon attention devenait flottante et j'ai jeté un regard furtif et envieux à Marilyn, mais la plupart semblaient absolument captivés par le discours. Le guide a continué de radoter et comme c'était à prévoir,  je me suis mise à penser à autre chose, et à élaborer un conte tragique inspiré par le speed : une fille vêtue d'un manteau en peau de phoque observe une surface glaciaire qui se fissure, le bloc sur lequel se trouvait son prince charmant part à la dérive. Elle tombe à genoux tandis qu'il est emporté. La plaque de glace qui s'est détachée s'incline et le prince s'enfonce dans la mer Arctique, sur le dos de son poney blanc islandais qui vacille.
Quand j'ai finalement repris mes esprits, remarqué que Marilyn avait disparu. J'ai suivi un groupe de personnes qui montait la colline avec un leader qui n’arrêtait pas de parler, comme s'il récitait un long texte. Il faisait excessivement chaud. A la vue d'un stand, une personne du groupe est intervenu en anglais : 
_S'il vous plaît, s'il vous plaît, il me semble qu'il est temps de faire une pause ; peut-être pourrions-nous prendre un verre.
_Mais on ne peut pas écouter la fin du discours de numéro Vingt-sept ? a demandé une autre personne compatissante.
J'ai remarqué que certains s'approchaient déjà des rafraîchissements et j'ai rapidement retrouvé mon calme. D'une voix mesurée, pour attirer leur attention :
_J'imagine, ai-je dit, que nous pourrions tous nous rendre au Pasternak, boire un coup à la santé de Bulgakov!
Leur franc rire dépassait beaucoup tout espoir que j'avais pu nourrir vis-à-vis de ce sympathique groupe un peu austère. La marche et le discours avaient été suspendus et nous nous sommes dirigés vers un stand. Nous avons tous eu droit à un verre de sherry, pendant que numéro Vingt-sept prodiguait des remarques conclusives. Moi j'écoutais la fille du stand qui parlait en français avec un gars. Elle m'a adressé un regard assez dur et m'a dit "What's the matter with you?" J'ai répondu en français :
_Je suis perdue tu peux m'aider ?
Elle a rit, C'était Mya elle était vêtue d'un jogging gris et d'un t.shirt bleu, avec lequel elle avait  fait un nœud à la taille.
Comme elle venait d'Aix et moi de Marseille, nous avons fait connaissance aisément et rapidement. Elle m'a dit que c'était fini Marilyn doit sûrement être en haut de la colline et que je ne vais certainement plus la revoir.
_J'ai une idée, ai-je dit, accompagne-moi au café Pasternak. Nous pourrions nous installer à une table sous une photographie de Mikhaïl Boulgakov. Et là je te raconterai ce que je fais ici.
_Boulgakov! Formidable, tu me parleras aussi de lui parce que je ne le connais pas! Les vodkas sont pour moi. Tu sais a-t-elle ajouté, je connais mieux Berlin que Marseille, alors laisse moi te conduire.

Après avoir passé quelques heures dans la ville avec Mya, qui devait retourner à la rave, on s'était promise de se retrouver à Marseille.
Je suis rentrée à l'hôtel, j'ai dîné léger. Il y avait à la télévision des épisodes de Mon Oncle Charlie  doublé en allemand. J'ai coupé le son et me suis endormie sans ôter mon jean.
Bien que réticente à l'idée de rentrer à la maison, j'ai fait mes affaires, puis pris l'avion pour Paris où j'avais ma correspondance. Mon vol pour Marseille était retardé, ce que j'avais vu comme un signe. J'étais devant le panneau des départs lorsqu'un retard supplémentaire a été annoncé. Sur un coup de tête, j'ai fait une nouvelle réservation puis suis allée par un train express de Charles De Gaulle à la gare du Nord.
Un petit gilet me protégeait à peine de la fine pluie de Paris. Franck me parlait souvent des Catacombes, alors j'ai pris la direction du 14e arrondissement. Lors de ma visite, les gens se demandaient certainement ce que je foutais là, je paraissais telle une enfant en fugue. J'ai demandé à ce qu'on me prenne en photo avec mon appareil jetable, beaucoup ont refusé, c'est finalement un couple d'étrangers qui ont bien voulu. J'avais mon souvenir pour Franck.  Je pensais aussi à mes parents,ils étaient vraiment inquiets quand je leur ai annoncé que je partais à Berlin, il fallait que je les surprenne à mon retour. J'ai refait certains des itinéraires parcourus avec ma mère en 1991, mais sans sa présence lumineuse, je me sentais bien seule entre le quai Voltaire, La Coupole et les ruelles et cafés enchantés. Comme nous l’avions fait j'ai arpenté le boulevard Raspail dans les deux sens. J'ai repéré notre rue, celle où nous avions séjourné, au 9, rue Campagne-Première. Je suis restée plantée un moment devant le bâtiment, sous la pluie. En 1991, grâce à ma mère j'avais été attirée par cette rue à cause de tous les artistes qui y avaient vécu. Verlaine et Rimbaud. Duchamp et Man Ray. J'ai longé un autre pâté de maisons jusqu'au cimetière du Montparnasse où j'ai présenté mes respects à Baudelaire et Brancusi.
Guidée par la biographie de Rimbaud, j'ai trouvé l'Hôtel des Étrangers rue Racine. Là, selon le livre, Arthur avait dormi dans la chambre d'un célèbre compositeur dont je ne me souviens plus le nom. On l'avait aussi retrouvé endormi dans le hall avec un pardessus et un chapeau, s'arrachant à grand-peine à une rêverie de haschisch. Le réceptionniste m'a accueillie avec gentillesse. J'ai expliqué pourquoi je désirais tant passer la nuit dans cet hôtel plutôt qu'un autre. Il m'a écoutée avec bienveillance, mais toutes les chambres étaient prises. Incapable de supporter de nouveau la pluie, je me suis écroulée sur le canapé du hall, qui sentait le moisi. Puis comme un clin d’œil des anges, il m'a demandé de le suivre. Il m'a guidée à l'étage jusqu'à une porte ouvrant sur un petit escalier, puis il a ouvert une chambre mansardée. Elle était vide, à l'exception d'un coffre en bois et un matelas de crin. La lucarne inclinée laissait passer des lueurs de lumière sale.
_Ici ?
_Oui.
Il m'a cédé la chambre à bas prix. La nuit tombée j'ai installé mes affaires autour d'une petite lampe, et j'ai sombré dans le sommeil. Je n'ai même pas rêvé.
A l'aube, le réceptionniste m'a apporté une tasse de chocolat chaud et un croissant. Je les ai savourés avec reconnaissance. Je me suis habillée et j'ai pris la direction de la gare de l'Est. Je n'avais pas la moindre idée de ce que j'allais trouver et d'où j'allais dormir, mais je faisais confiance au destin en pensant à mes parents et à Franck. Plus tard en arrivant à Charleville-Mézières, je me suis mise en quête d'un hôtel. Je me sentais un peu mal à l'aise à marcher seule sans âme en vue, mais j'ai fini par trouver signe de vie. Ma présence a eu l'air de les surprendre et d'éveiller leur méfiance. C'était deux femmes, après quelques instants inconfortables, on m'a emmenée dans une jolie chambre à l'étage d'une maison. Comme j'avais très faim, elles m'ont apporté une soupe consistante avec du pain de campagne.
Mais une fois de plus, dans le silence de ma chambre, je me suis endormie tôt et réveillée tôt. Pleine d'une nouvelle fermeté, je suis partie à la découverte des rues de Charleville. A ma grande déception le musée Rimbaud était fermé, aussi j'ai arpenté des rues inconnues et j'ai trouvé le chemin du cimetière. Derrière un jardin de choux énormes se trouve la tombe de Rimbaud. Je suis restée un long moment à contempler la pierre tombale, les mots Priez pour lui gravés au-dessus de son nom. Sa tombe était négligée et j'ai ôté les feuilles et les gravats et j'ai dit au revoir.
Je suis retournée au musée et me suis assise sur les marches. Le musée était toujours fermé. Je commençais à me laisser quelque peu abattre lorsqu'un vieil homme, sûrement le gardien, me prenant en pitié, a déverrouillé la lourde porte. Pendant qu'il s'acquittait de ses tâches, il m'a permis de passer quelque temps avec les possessions de Rimbaud : son sac de voyage, son manuel de géographie, sa tasse en fer-blanc et son foulard en soie rayée. Il y avait la civière sur laquelle il reposait tandis que les porteurs avançaient pour rejoindre la rive où un bateau allait l'emmener, mourant à Marseille.

Le retour à Paris s'est fais sans évènement particulier. J'ai pris le métro jusqu'à la station Père-Lachaise, car il me restait une chose à faire avant de rentrer à Marseille. Il pleuvait de nouveau. Je me suis arrêtée chez un fleuriste à l'entrée du cimetière et j'ai acheté une petite botte de jacinthes avant de partir à la recherche de la tombe de Jim Morrison. A cette époque, il n'y avait pas de panneaux et elle n'était pas facile à trouver, mais j'ai suivi les messages griffonnés par des admirateurs sur les pierres voisines. Sur la tombe sans inscription s'accumulaient les fleurs en plastique, mégots de cigarette, chapelets cassés, bouteilles de whisky à demi vidées. Le graffiti qui veillait sur lui était fait de mots tirés de ses propres chansons, traduis en français : C'est la fin, mon merveilleux ami - This is the end, beautiful friend. J'avais le sentiment qu'il aurait pu sortir à pas de loup et me taper sur l'épaule. Qu'il fût enterré à Paris semblait approprié. Il s'est mis à pleuvoir pour de bon. Je voulais m'en aller car j'étais trempée, mais j'étais clouée sur place. J'ai aperçu au loin un couple qui se dirigeait vers moi. Une femme vêtue d'un long manteau et d'un homme avec un imperméable noir. En me voyant la femme s'est mise à crier : "Héééé Bulgakov! Bulgakov! Pourquoi je ne suis pas surprise de te voir là ?"
C'était Mya avec son mari Yannick, ils étaient venu rendre hommage à Jim Morrison. Comme si Arthur avait dit à Jim de dire Mya de me retrouver ici.


Paris, les Catacombes, 2001.


Le bar du Moustier était vide, car j'étais en avance sur la cohue du matin. Ce n'était pas mon horaire habituel, je prenais néanmoins place à la même table et commandé mon pain complet, mon huile d'olive, mon café et mon bourbon, j'ai ouvert Le Premier Homme de Camus. Je l'avais lu il y avait déjà un certain temps, mais je m'étais tellement plongée dedans que je n'en avais rien retenu. C'est pour moi une énigme qui dure depuis toujours. Au début de mon adolescence, je passais des heures au parc, j'entrais corps et âme dans un livre et me laissais parfois tellement emporter que j'avais l'impression de vivre à l'intérieur du livre. Il y en a tant que j'ai terminé de la même manière : dans un état d'extase, sans pour autant me souvenir du contenu une fois rentrée à la maison. Il y a certains de ces livres que j'ai adorés et dans lesquels j'ai vécu, et pourtant je ne m'en souviens pas. Cette fois-ci j'étais bien décidée à rester présente au fil de ma lecture, mais j'ai été obligée de relire la deuxième phrase du premier paragraphe. J'ai senti que je m'assoupissais, je me suis redressée, me suis mise à la préparation de mon voyage à Tokyo. Nous sommes en avril 2013, et je viens de répondre à un message qui date d'octobre 2012. Jeremy ne savait pas par quoi je venais de passer, nous n'étions pas très proches. C'était un pote, je l'avais rencontré en 2005 au concert de Black Label Society à L’Élysée Montmartre. Il habitait Nîmes et on ne s'appelait que pour s'annoncer les dates de concerts qu'on aimerait faire. Cette fois-ci, il m'avait dit qu'il avait une place pour moi. La réunion de Black Sabbath, trente ans après à Tokyo pour l'Ozzfest, et que je n'avais qu'a payé le billet d'avion. C'était notre groupe de cœur à tous les deux, on pensaient qu'on ne les verrait jamais puisqu'ils se sont séparé en 1979.
Rayan le patron du Moustier, est venu me dire bonjour.
_Vous allez repartir ? a-t-il demandé.
_Oui comment vous savez ?
_Vous faites des listes, a-t-il répondu en riant.
C'était la même liste que je refaisais systématiquement. A la suite du décès de mes parents, on m'a obligé à suivre une lourde thérapie très cher, j'ai voyagé en Tanzanie, à Maputo au Mozambique et en Afrique du Sud, Cape Town. Pourtant j'étais quand même obligée d'en passer par là. Chaussette, sous-vêtements, sweat-shirt à capuche, six tee.shirts et le crucifix de ma mère. Mon grand dilemme était toujours de savoir si j'amène un manteau ou pas, et quels livres prendre.
Il fallait que je me décide pour les livres que j'allais emporter. Je suis allée au sous-sol de la maison de mes parents et j'ai repéré un carton de livres avec l'étiquette J - 1983, mon année de naissance et l'année de la littérature japonaise. Je les ai sortis les uns après les autres. J'ai finalement choisi quelques œuvres de Dazai et Akutagawa. Les deux seraient de bons compagnons pour les quatorze heures d'avion. Sauf qu'en fait je n'ai pratiquement pas lu pendant le vol. Au lieu de cela, j'ai regardé quelques films et me suis endormie car j'avais trop bu. A mon réveil nous entamions déjà l’atterrissage à Tokyo.
J'étais avec Jeremy et sa copine Léa. J'avais donc ma chambre seule qui était dépourvue de romantisme mais tout à fait correcte. Des menus s'entassaient sur le bureau, mais tout était en japonais. Il faisait déjà nuit, mon corps avait perdu la notion du temps. I didn't know if it was day or night. Les paroles de la chanson Love Potion n9 tournaient en boucle dans ma tête. Nous avions mangé chinois dans une salle divisée en box. J'ai commandé des boulettes, qui m'ont été servies dans une boîte en bambou, et un pot de thé au jasmin. En revenant dans ma chambre j'ai eu à peine l'énergie de tirer la couverture. J'ai contemplé la pile de livres sur la table de chevet. J'ai attrapé La Déchéance d'un homme. Je me souviens d'avoir fait glisser les doigts le long du dos du livre et d’être partie dans un rêve avec Dazai et Akutagawa.
Au matin, le ciel était couvert, bizarre pour un mois de mai. On s'est rejoints dans le hall avec Jeremy et Léa. Le festival Ozzfest dure deux jours, mais nous avons que les billets pour le deuxième, c'était donc une journée libre. On a fait le tour du quartier, on a vu des jeunes filles en kimono magnifique aux longues manches flottantes traversait le parking. Je les ai observées jusqu'à ce qu'elles disparaissent à un coin de rue. J'étais bien décidée à vadrouiller dans la ville malgré une lassitude terrible, sans nul doute due au voyage. Je n'ai pas pu résister à la tentation de fermer les yeux juste une seconde, et j'ai été accueillie par des nuages horizontaux qui s’amoncelaient au-dessus d'une montagne. Pas maintenant ai-je-dit à mi-voix, car après mon trip en Afrique je n'étais pas disposée à m'égarer dans quelques labyrinthes surréalistes dans l'une des plus grandes métropoles du monde. J'ai laissé les deux tourtereaux partir visiter la capitale, et se créer des souvenirs en amoureux tandis que moi je retournais à l'hôtel. Je pensais à des écrivains.

Ryunosuke Akutagawa et Osamu Dazai ont publié les livres qui ont été des distractions merveilleuses. Mes parents m'avaient presque obligé à lire. Ces mêmes livres qui sont à présent sur ma table de nuit, je pensais à eux. Ils sont venus à mes parents à Marseille et je les ai rapportés au Japon. Les deux auteurs se sont suicidés. Akutagawa, craignait d'avoir hérité de la folie de sa mère, avala une dose fatale de Véronal, puis se recroquevilla sur son matelas à côté de sa  femme et de son fils endormis. Le jeune Dazai, alcoolique invétéré a semble-t-il enfilé la même haire que le maître échouant à de multiples tentatives de suicide avant de se noyer, avec son compagnon, dans le boueux canal Tamagawa gorgé de pluie.
J'étais dans ma chambre d'hôtel en train de gamberger. Je pensais à l'une de mes poétesses préférée, Sylvia Plath et me suis rendue compte que j'étais en présence d'une série de suicides. Sylvia Plath s'est suicidé dans la cuisine de son appartement londonien, le 11 février 1963. Elle avait trente ans. Son mari le poète Ted Hughes, l'avait quittée. Leurs jeunes enfants étaient en sécurité, bordés dans leurs lits. Sylvia a mis la tête dans le four. Je me demandais ce qui lui avait traversé l'esprit en ces instants : ses enfants, un poème, son mari coureur de jupons en compagnie d'une autre femme. Je me suis demandé ce que le four était devenu.
D'un coup la chaleur devenait insupportable dans la chambre. Je suis redescendue au restaurant chinois et j'ai indiqué sur le menu la photo de ce que je voulais manger. J'ai commandé des raviolis de crevettes et des boulettes de chou vapeur enveloppés de feuilles dans un panier de bambou. J'ai réglé l'addition et suis retournée dans le hall. Soudain, comme s'il sortait du mur, un grand américain avec une chevelure argentée en bataille et sa barbe emmêlée, s'est mis à parler très fort. Il a fixé le réceptionniste de l'hôtel avec des yeux vifs et curieux grossis par ses lunettes et s'est mis à le bombarder de questions sans même le laisser le temps de répondre. Apparemment il attendait son guide. Un peu voûté dans sa veste en tweed râpée, son pantalon en toile et ses Clark's, il est venu m’adressè la parole.
_Qui êtes-vous vous êtes connu, avez-vous de l'argent ?
_Samantha Smith.
J'ai donc discuté avec lui de cinéaste, de musique, de littérature... Il s'appelle Nils Smith. Je lui ai récité des passages d'Une Vague D'inquiétude. Ça a scellé notre rencontre.
"Tu es sûre que tu n'es pas riche ?"
_ Nous les Smith, on n'est jamais riches, j'ai répliqué.
il est resté bête.
"Tu t'appelles vraiment Smith, tu es sûre ?
_Oui, et ce dont je suis encore plus sûre, c'est que nous les Smith même si nous avons de l'argent, on se sent toujours pauvre.
Son guide était enfin arrivé. Il s'appelait Loon, Ils se connaissaient déjà, vu l'accolade pour se dire bonjour.
Nils a demandé à Loon s'il connaissait Akutagawa ? et il a répondu : "Absolutely!"
En pointant son doigt sur moi Loon a dit : "Si vous aimez Akutagawa ou Dazai alors notre itinéraire va vous plaire."
_Je suis prête on commence par quoi ? ai-je dit.
_J'ai réservé au Mifune, un restaurant dont le thème était la vie du grand acteur japonais Toshiro Mifune.
Le saké allait très probablement couler à flots. Ma solitude n'aurait pu être brisée de plus réjouissante manière. Je suis vite montée dans ma chambre chercher un gilet et glisser quelques yens dans ma poche avant de retrouver Nils et Loon. Comme c'était à prévoir le saké coula à flots.
Loon est la seule personne dont j'accepte de suivre l'itinéraire qu'il conseille à dit Nils. Nous avons roulé jusqu'au Kutoku-in, un temple bouddhiste à Kamakura, et nous nous sommes recueillis aux pieds du grand Bouddha qui nous surplombait comme la tour Eiffel.
Au cimetière d'Engaku-ji, nous avons cherché la tombe du réalisateur Ozu, entreprise difficile, car elle était isolée dans une petite enclave, sur une parcelle située en hauteur. Plusieurs bouteilles de saké avaient été placées devant  sa pierre tombale. Un joyeux vagabond pouvait ici trouver un abri et boire jusqu'à plus soif. Ozu adorait le saké, a dit Loon ; personne n'aurait osé ouvrir ses bouteilles.
Sur la tombe de Dazai, j'ai passé le balai et laver sa pierre tombale, comme s'il s'agissait de son corps. J'ai dit une prière et j'ai salué la tombe en reculant.
Notre destination finale était le cimetière de Jigen-ji. Tandis que nous approchions de la tombe de Akutagawa, je me suis souvenu de mon rêve et me suis demandé de quelle manière il allait colorer mes émotions. Arrivé devant tout était clean et illuminé, nous nous sommes inclinés et Loon à prononcer une prière en japonais. 
Quand nous sommes retournés à l'hôtel, je pensais que nous allions nous dire au revoir, mais Nils a dit :
 _Nous ne pouvons pas vous abandonner comme ça.
_Vous voulez qu'on retourne au Mifune, répliqua Loon.
_Oui allons-y! Le saké nous y attend certainement, ai-je dit.
Nils a hoché la tête et souri " C'est l'heure du tiger bone"
Le tiger bone est illégal au Japon. Ils le servent dans un service à saké, une tasse et un tokkuri qui était magnifique.
_Le tiger bone est la boisson préférée de John Woo a dit Loon.
Comme nous nous dirigions gaiement vers la voiture, Nils a sorti de son sac élimé la tasse et le tokkuri.
_L'amitié nous transforme tous en voleur, ai-je dit.
Loon a voulu dire quelque chose mais Nils l'a interrompu d'un geste de la main.
_Je comprends, a-t-il dit solennellement.
_Vous allez me manquer, tous les deux, ai-je dit.

Ce soir-là,  j'ai posé la tasse et le tokkuri sur la table à côté du lit. Il y restait quelques gouttes du tiger bone que je n'ai pas rincée.
Au matin, je me suis réveillée avec une légère gueule de bois. J'ai pris une douche froide et j'ai rejoint Jeremy et Léa. On est partis tôt, on a pris le petit déjeuner à l'hôtel, ils m'ont raconté leur journée fantastique. Harajuku, le Takeshita-Dori, la Tour de Tokyo, ils sont allés à Kyoto et au jardin des Miyawaki. dont j'étais vraiment jalouse. Jeremy m'a promis qu'il m’emmènera avant notre départ.
Nous avons pris le Narita express pour rejoindre Chiba, là où se dérouler le festival, dans l'immense Makuhari Messe. Nous avons plus mis de temps pour rentrer dans la salle que pour venir dans la ville. On était placé en hauteur, mais il y avait deux écrans géants de chaque côté de la scène, qui la rendais minuscule. Stone Sour était déjà sur scène. Jeremy est parti cherché des bières, Léa à enfiler des bouchons d'oreilles. Tool on enchainé, j'adore leur chanson Sober, ça me rappelle un vieux générique de Téléfoot. 
Soudain le noir complet dans la salle, Jeremy est revenu juste à temps. La guitare de War Pigs a résonné, Black Sabbath était enfin réuni sur scène! Un gros mouvement de foule a fait qu'on se retrouve dans la fosse, on a chanté, pogoté, jumpé... et à la chanson N.I.B j'avais mal au cœur, je me suis mise sur dans un coin de la salle, lorsqu'un japonais en uniforme est venu me parler. Je comprenais pas et il ma fait signe de le suivre. Il m'a emmené dans un local derrière la scène où il y avait des civières, des personnes totalement bourrées, et beaucoup d'hommes en sang. Ils ont juste pris ma tension et m'ont dit de partir. Je me suis assise sur des marches où je pouvais entrevoir le concert de derrière. Alors que la basse de Children of the Grave commençait à retentir, par hasard Lemmy Kilmister passé et m'a trouvée assise là, comme une paumée. Il avait été invité la veille à faire une apparition avec Slash. A la main, un verre de whisky brodé du logo Motörhead, il m'a décoché un sourire et m'a dit : "Rough night honey?"
Je lui ai avoué que j'avais la pression de mener une conversation avec lui, il a ri avec douceur et s'est assis à mes côtés, on a regardé ensemble Ozzy chanté Children of the Grave. Il s'est levé, m'a laissé le verre et s'est effacé dans l'obscurité.


Skinny, Jeremy et Léa en route pour Tokyo, 2013.


J'étais contente d'être chez moi, de dormir dans mon lit, avec mon petit téléviseur et tous mes livres. Je me suis absentée trop de temps, j'avais l'impression d'être partie plusieurs mois. Il était grand temps que je revienne un peu à mes rituels. Je me suis lavée, j'ai enfilé une version propre de ce que je portais déjà et me suis dépêchée de descendre, suivie des chats, qui finalement considéraient mes habitudes comme les leurs.
J'avais hâte de m'asseoir à ma table et de recevoir mon café noir, mon bourbon, mon toast de pain complet et mon ramequin d'huile d'olive sans avoir rien demandé. Il y avait deux fois plus de pigeons que d'habitude à l'Estaque. La porte du bar du Moustier était fermée à clé, mais j'ai vu Rayan à l'interieur alors j'ai tapé à la vitre.
_Je suis content que vous soyez passée. Laissez moi vous préparer un dernier café.
J'étais trop dégoûté pour dire quoi que ce soit. Il fermait boutique et voilà tout. j'ai observé mon coin de salle. Je me suis assise là je ne sais combien de matins.
_Puis-je m'asseoir ? ai-je demandé.
_Bien sûr, je vous en prie. Je suis restée là toute la matinée.
 Avant que nous nous séparions, Rayan et moi avons jeté un dernier coup d’œil alentour dans le bar. J'ai dit au revoir à mon coin de salle.
_Que vont devenir les tables et les chaises ? ai-je demandé.
_Vous voulez dire votre table et votre chaise ?
_Oui.
_Elles sont à vous, a-t-il dit. Je vous les apporterai plus tard.
J'ai dit adieu au bar du Moustier, j'y ne retournerais plus jamais. Ce n'est pas que j'aime pas le nouveau propriétaire, c'est une question de respect.

Mes rituels ont légèrement changé, je bosse pour Jonathan et Jennifer maintenant, je m'occupe de toute la paperasse, les réservations et les comptes. Souvent je pars en déplacement avec eux, leur filait la main pour organiser "les party." Non je ne suis pas comptable.
Quand je suis chez moi, je lève, fait ma gym, donne à manger aux chats et je me mets à la lecture, je regarde les matchs de foot qui m'intéressent ou je rattrape quelques séries.
Je passe beaucoup de temps à Enfield, car ma tante est très malade. Même à Londres je ne sors pas, et pourtant ce jour-là il fallait que je fasse quelques courses à Camden. Au milieu de la foule du Market, j'ai fait une crise de panique. J'ai acheté une carte de train à un distributeur, j'ai attendu une dizaine de minutes, puis suis montée à bord du Gatewick Express pour Brighton, j'avais besoin de respirer. Mon cerveau turbinait à une vitesse que le simple langage ne pouvait traduire. Le train était  presque vide, ce qui était une bonne chose car j'ai passé le plus clair du trajet à m'interroger. A peine arriver, je me suis précipitée vers la plage, en marchant j'ai aperçu une petite maison. Je me suis dressé sur la pointe des pieds et j'ai risqué un œil à travers la latte cassée. Toutes sortes de souvenirs flous se sont entrechoqués. J'avais récemment été séduite par une propriété abandonnée décrite dans les pages d'un livre, mais là c'était la réalité. L'écriteau "Vente directe par propriétaire" semblait autant irradier qu'un panneau électrique. J'ai enregistré le numéro de téléphone du vendeur sur mon portable puis j'ai traversé la rue jusqu'à un café où j'ai commandé un grand mug de thé au citron. Je me suis assise sur un banc de la promenade pendant un long moment, à contempler la mer.
Ce secteur m'avait totalement envoûtée, qu'est-ce qui m'avait attiré ici ? me suis-je demandé. Prés de la mer, alors que je ne sais pas nager. Près de la voie ferrée, car je ne conduis pas en Angleterre. Cela me semblait être l'endroit parfait, sans affiches publicitaires et le bungalow caché. J'avais été si vite charmée. Je l'imaginais aménagé. Un endroit où ne plus réfléchir, cuisiner des spaghettis, lire, écrire, se reposer de soi-même.
De retour à Enfield, j'ai contemplé le numéro, mais n'ai pas pu me résoudre à appeler. J'ai demandé à ma tante de passer le coup fil pour moi. j'imagine que j'avais peur d'apprendre qu'elle n'était  pas réellement à vendre ou quelqu'un d'autre l'avait déjà achetée.
_Bien sûr, m'a-t-elle dit. je parlerai au propriétaire et je demanderai des précisions. Ce serait formidable que tu es un petit chez toi ici.
Quelques jours plus tard, la belle-fille du vendeur, m'a donné rendez-vous devant la vieille palissade. Nous ne pouvions pas entrer par le portail, car le propriétaire l'avait condamné à l'aide d'un cadenas, par précaution. Ma tante m'avait fourni toutes les informations dont j'avais besoin. Vu l'état de la maison et compte tenu d'arriérés d'impôts, ce n'était pas une propriété que l'on pouvait acquérir par l'entremise d'une banque, si bien que l'acheteur se verrait dans l'obligation de régler en liquide. D'autres acheteurs potentiels, à la recherche d'une bonne affaire, avaient fait des propositions ridiculement basses. Nous avons discuté jusqu'à nous entendre sur une somme raisonnable. Je lui ai dit qu'il me faudrait trois mois pour réunir les fonds et après discussion avec le propriétaire, tout le monde était d'accord.
_Je travaille tout l'été. Quand je reviendrai, en septembre, j'aurai la somme dont j'ai besoin. J'imagine qu'il faudra qu'on se fasse mutuellement confiance, ai-je dit.
Nous nous sommes serré la main. Elle a enlevé le panneau "Vente directe par propriétaire"  et nous nous sommes dit au revoir d'un signe de la main. J'avais beau être incapable de voir à l'intérieur de la maison, je ne doutais pas un seul instant d'avoir pris la bonne décision. Tout ce que je trouverais à mon goût serait conservé, le reste je l'aménagerais.
_ Je t'aime déjà, ai-je dit à la maison.

Je suis retournée à Marseille et j'ai rêvé du bungalow. D'après mes calculs, je disposerais de la somme nécessaire le premier lundi de septembre. J'avais déjà un programme chargé avec Jennifer et Jonathan, mais j'ai accepté toutes les tâches et les dates qu'il y avait à faire de mi-juin à fin août. J'ai fait une liste, et prit l'avion à destination de Paris, pour une nuit de room service et regarder le match France/Albanie de l'Euro 2016. Jo et Jenny m'attendaient le lendemain matin pour enchaîner les dates. Dublin, Glasgow, Édimbourg, Amsterdam, Vienne, Berlin, Bruxelles, Londres, Lausanne, Valence, Rome... avec quelques allers-retours à Marseille entre temps. Jonathan connaissait un riche entrepreneur allemand qui nous a offerts des invitations pour France/Allemagne au Vélodrome. Après quoi on a pris l'avion à destination de Göteborg et entamé une mini-tournée de boîte de nuit en Scandinavie. Contrairement à ce que l'on peut croire, ce n'était pas un trip de plaisir, j'avais peu de temps libre, je faisais chauffeur privé, j'accueillais les gens aux aéroports et en même temps je m'occupais de tous ce qu'en temps normal je gérais de chez moi.
Début septembre je suis rentrée, certes épuisée mais satisfaite. Il y a largement pire comme boulot. J'avais accompli ma mission, n'ayant perdu qu'une paire de lunettes. Il me restait un dernier contrat à honorer en octobre, à Mexico, le Knotfest. Nous devrons organiser l'After.
Le mois de septembre tirait à sa fin, les signes étaient favorables. La date limite pour la transaction était le 4 octobre. Mes amis ont tenté de me dissuader d'acheter le bungalow, en raison de son état de délabrement et de sa valeur à la revente, qu'il jugeait toute a fait douteuse. Quelques jours plus tard, j'apportais l'argent gagné au cours des mois précédents et l'on me remettait la clé et l'acte notarié qui faisait de moi la propriétaire d'une petite maison inhabitable à quelques pas de la station de train, sur la droite. et de la mer sur la gauche.
J'étais à Enfield avec ma cousine Kelly. On a fait réchauffer des pâtes de la veille, on a mangé vite et on a pris la route pour Brighton. Je pensais à Franck, il serait tellement content. C'était une journée d'octobre clémente. On a marché de la station de train à la rue calme, chaque pas me rapprochant de la mer. Je n'étais plus forcée de lorgner le bungalow avec envie par une latte cassée. J'ai ignoré la pancarte "Entrée interdite" et pour la première fois, suis entré dans ma maison. Elle était vide à l'exception d'une guitare acoustique pour enfant aux cordes cassées et d'un fer à cheval. Rien que du bon. Pièces exiguë, évier rouillé, plafond voûté, odeurs vieilles d'un siècle mêlées à des senteurs moisies d'animaux. Je n'ai pas pu rester très longtemps, car la moisissure et l'humidité ont réveillé ma toux, sans pour autant tenir mon enthousiasme. Je savais exactement quoi faire : une grande pièce, un ventilateur, des lucarnes, un évier campagnard, un bureau, quelques livres, une banquette-lit, un sol en carrelage mexicain et un fourneau. On s'est assises sur le porche avec Kelly, on a contemplé avec une joie d'enfants le jardin piqueté de pissenlits résistants. Le vent s'est levé et on a senti les effluves de la mer. J'ai verrouillé la porte et refermé le portail tandis qu'un chat errant se glissait par une latte. Désolée, pas de lait aujourd'hui, uniquement de la joie. Nous sommes restés devant la palissade délabrée. Pants off all day, ai-je dit à Kelly. Ma maison avait désormais un nom.


Brighton pier, 2016.


Nous sommes à Heatrow avec Jonathan et Jennifer, en partance pour Mexico. Promis je ne dévirais pas la destination pour me lancer dans mes frasques personnelles. Je suis là pour travailler, un point c'est tout.
Il y a deux ans, Polo avait été invité à Tapachula au Mexique, pour le concert de Steel Panther en tant que photographe. On a sauté sur l'occasion, Meghan, Carla et moi pour l'accompagner. Le Mexique, damn le Mexique! Mais je ne pensais qu'à découvrir le jardin où jeune fille, je rêvais d'entrer. Je me voyais pénétrer dans la maison qu'avaient habitée Frida et Diego Rivera, j'allais arpenter les pièces que je n'avais vu que dans les livres. J'allais enfin voyager au Mexique.
J'ai découvert la Casa Azul dans La Vie fabuleuse de Diego Rivera - un cadeau de ma mère pour mes dix ans. Un livre envoûtant, qui a alimenté chez moi le désir de m’intéresser à l'Art. Je rêvais de faire le voyage jusqu'au Mexique, de goûter à cette révolution, de fouler le sol de leur patrie et de prier devant des arbres peuplés de leurs saints  mystérieux.
Nous avions trois jours d'avance avant le concert. Arrivée à Mexico, on devait prendre un train pour Tapachula. On s'est rendue à la gare où on a acheté des billets aller-retour. Le train de nuit partait sept heures plus tard. On a juste gardé le nécessaire et laissé le reste à la consigne automatique. Après avoir changé de l'argent, nous sommes monté dans un bus à destination de Coyoacan, dans le sud-ouest de la ville, l'adresse de la Casa Azul dans ma poche. C'était une journée magnifique et j'avais hâte d'arriver. Mais une fois sur place, on a constaté qu'elle était fermée pour rénovation complète. Je suis restée dégoûtée devant les grands murs bleus. On est retournés à la gare, un employé des wagons-lits nous a laissés monter en avance dans le train, on avait un compartiment pour quatre. En route pour Tapachula, le voyage s'est déroulé sans encombre. Un van est venu nous récupérés, nous a déposé au Quinta Tabachines Hôtel, c'est luxueux, magnifique mais je ne cesse de penser à la Casa Azul. Avec Carla, on a eu droit à une chambre toute blanche avec un lavabo, un ventilateur au plafond et une fenêtre qui donnait sur la grande place.
Quand nous sommes sorti dans la rue pour sentir l'ambiance. On a remarqué que des hommes prenaient tous la même direction. On en a discrètement suivi un jusqu'à une ruelle où se trouvait un bistrot qui ne payait pas de mine mais semblait l'épicentre de l'activité liée à la téquila. Ce n'était pas un véritable bistrot, mais un authentique négociant en téquila. Il n'y avait pas de porte. Le sol en damier noir et blanc était recouvert de sciure. Des sacs de toile, remplis de graines agave, étaient alignés le long du mur. Il y avait quelques petites tables, mais tout le monde était debout. Aucune femme à l'intérieur. aucune femme nulle part. Alors j'ai dit à mes amis que je retournais à Mexico pour rencontrer Frida. Ils m'ont comprise, Polo m'a donné l’itinéraire du voyage et j'ai appelé un taxi pour l'aéroport.

La voiture est arrivée, j'ai verrouillé ma valise, empoché mon passeport et me suis installée sur la banquette arrière. Il y avait beaucoup de circulation et nous avons dû attendre avant de nous engager dans un tunnel. Je pensais à ma mère, qui était une fan inconditionnelle de Frida, et qui n'était jamais allé à Mexico. Mon père qui pour la séduire se prenait quelques fois pour "Panzon" puis je me suis assoupie sur ces pensées.
J'étais désorientée quand la voiture s'est garée au terminal A.  C'est là que je vais ? ai-je demandé. Le chauffeur a grondé je ne sais quoi et je suis descendue. Je suis entrée dans le terminal. J'avais été déposée au mauvais endroit et je dû me faufiler à contresens parmi des centaines de personnes qui allaient je ne sais où pour trouver le comptoir. La fille au comptoir a insisté pour j'utilise la borne. J'ignore où j'étais durant la décennie précédente, lorsque le concept de bornes s'est imposé dans les aéroports. Je veux que quelqu'un me remette en mains propres ma carte d'embarquement, mais elle a insisté pour que je tape moi-même les informations nécessaires sur l'écran de cette putain de borne. Il a fallu que je fouille dans mon sac à la recherche de mes lunettes de lecture, ensuite j'ai répondu à quelques questions, scanné mon passeport et l'écran s'est figé. Il a fallu que j'explique ça à la fille. Elle m'a dit de continuer d'appuyer. Puis elle m'a conseillé d'utiliser une autre borne. Je commençais à m'impatienter, la carte d'embarquement était en fait coincée, et la fille a été obligée de tripatouiller avec un stylo pour la faire sortir. D'un air triomphant elle m'a tendue la carte froissée comme une feuille morte. Je me suis avancée vers le contrôle de sécurité, enlevé ma montre et mes bottines, les ai placés dans un bac avec ma trousse contenant du dentifrice, de la crème hydratante à la rose et un flacon d'essences végétales, et j'ai franchi le portillon détecteur de métal, puis j'ai rassemblé mes affaires avant d'embarquer dans l'avion à destination de Mexico.
Nous avons attendu sur la piste de décollage pendant environ une heure, la chanson Man Down tournait en boucle dans ma tête. J'ai commencé à me poser des questions. Pourquoi étais-je énervé à l'enregistrement des bagages ? Pourquoi avais-je absolument voulu que ce soit la fille qui me donne ma carte d'embarquement ? Pourquoi ne pouvais-je pas faire ce qu'il fallait ? Nous sommes au vingt et unième siècle ; on ne fait plus les choses comme avant. Nous étions sur le point de décoller. Je me suis fait réprimander car je n'avais pas attaché ma ceinture. J'avais oublié de dissimuler ma désobéissance en posant ma veste sur mes genoux. Je déteste être confinée surtout lorsque c'est pour mon bien.
A Mexico, j'étais dans une chambre au premier étage qui donnait sur un petit parc. Il y avait une grande fenêtre dans la salle de bains et je me suis rendu compte que les gens que je voyais de haut pouvaient me voir d'en bas. J'ai pris un déjeuner tardif, pressée de manger mexicain. J'ai opté pour des tacos de crevettes avec du wasabi et un petit verre de tequila. Deux néerlandaises m'ont demandé si je connaissais pas un bon café dans le coin ?
_Je ne suis pas d'ici ai-je dit. Mais je suis certaine que le meilleur café se trouve dans la ville de Veracruz.
C'était mon père qui le répétait tout le temps, ma réponse fut sortie instinctivement. Elles m'ont invité à leur table, je me suis présenté et j'ai raconté la petite histoire de mon père :
Veracruz est un haut lieu de commerce du café au Mexique. Là-bas on vous serre le café de manière cérémonieuse, il est obtenu à partir de grains cultivés en hauts plateaux, mêlés à des orchidées sauvages et saupoudrées de leur pollen ; un élixir mariant les extrêmes de la nature.
Elles étaient stupéfaites de mon petit discours, nous avons parlé du Mexique, du café, de littérature et d'art. L'une était reportrice, et l'autre photographe. Elles étaient invitées à une exposition à la Casa Azul le lendemain, et que si je voulais je pouvais faire une petite intervention pour parler de Frida et Diego.
Je ne savais pas comment le prendre, elles m'ont juste dit : "A demain matin devant ton hôtel."
Puis en sortant dans la rue, j'ai remarqué que j'étais sur Veracruz Avenue, j'ai vu ça comme un signe. Le crépuscule approchait, j'étais fatiguée mais je suis tout de même arrêtée dans le parc, de l'autre côté de l'avenue. Un corniaud au pelage jaune, de taille moyenne, a échappé à la vigilance de son maître et m'a gentiment sauté dessus. J'ai senti que ses yeux marrons foncés pénétraient mon être. Son maître s'est empressé de le rattraper, mais le chien n'a pas cessé de tirer  sur la laisse pour me suivre du regard. Comme il est facile, me suis-je dit de tomber amoureux d'un animal. J'ai soudain eu un coup de mou. J'étais debout depuis cinq heures du matin. Je suis retournée à ma chambre d'hôtel, qui avait été faite en mon absence. Mes vêtements étaient impeccablement pliés et mes chaussettes sales trempaient dans le lavabo. Je me suis affalée sur le lit tout habillé. J'ai repensé au chien jaune et me suis demandé si je le reverrais. J'ai fermé les yeux et me suis endormie aussitôt. Soudain, je me suis éveillée, incapable de bouger. Mes boyaux explosaient, du vomi jaillissait sur le lit, accompagné d'une terrible migraine qui me paralysait. Incapable de me lever, je suis restée allongée. J'ai cherché mes lunettes à tâtons. Heureusement elles n'étaient pas cassées. Aux premières lueurs de l'aube, j'ai réussi à attraper le téléphone pour appeler la direction, signaler que j'étais très malade et que j'avais besoin d'aide. Une femme de chambre est montée et a appelé pour qu'on m'apporte des médicaments. Elle m'a aidée à me déshabiller et à me laver, elle a astiqué la salle de bains et changé les draps. Je débordais de gratitude pour cette femme. Elle a chantonné en rinçant mes vêtements souillés, les a suspendus au-dessus du rebord de la fenêtre. Ça continuait à cogner dans ma tête. Je me tenais à sa main. Son visage souriant planait au-dessus du mien, et me suis senti sombrer dans un sommeil profond.

Au matin, j'ai fait le point sur mon état de santé. Le pire semblait passé, mais je me sentais faible, déshydratée, et le mal de tête avait migré vers la base de mon crâne. La voiture est arrivée pour m'emmener à la Casa Azul, j'ai espéré que la migraine me laisserait un répit, le temps que je fasse ce que j'avais à faire. Quand nous sommes arrivés, j'ai pensé à moi, jeune fille rêvant de cette porte bleue.
La Caza Azul a beau être aujourd'hui un musée, le lieu maintient l'atmosphère vivante de deux grands artistes. Les robes de Frida Kahlo et les corsets de cuir étaient disposés sur du tissu blanc. Ses fioles de médicaments sur une table, ses béquilles contre le mur. Je me suis sentie chancelante et nauséeuse, cependant j'ai pu prendre quelques photos.
On m'a conduite dans la chambre de Frida. Il y avait au-dessus de son oreiller des papillons épinglés, qu'elle pouvait contempler en étant allongée sur son lit. Il s'agissait d'un cadeau du sculpteur Isamu Noguchi, qui souhaitait qu'elle puisse voir quelque chose de très beau après avoir perdu sa jambe.
Je n'ai pu cacher plus longtemps mon état de santé. La reportrice m'a donné un verre d'eau. Je me suis assise dans le jardin, ma tête entre les mains. J'étais sur le point de défaillir. Après discussion avec les organisateurs, elle a insisté pour que je me repose dans la chambre de Diego. J'ai voulu protester mais j'étais incapable de parler. C'était un modeste lit en bois, avec un dessus-de-lit blanc. Allongée, j'ai pensé à Frida, je la sentais proche, je sentais son courage face à la souffrance, associé à son enthousiasme révolutionnaire. Elle et Diego furent mes guides secrets lorsque j'avais dix ans. Je faisais des tresses comme Frida et maintenant j'avais touché ses robes et je me retrouvais dans le lit de Diego.
Une heure plus tard, la reportrice est venu me voir le visage inquiet.
_Les gens vont bientôt arriver.
_Ne vous en faites pas, ai-je dit, maintenant je vais bien. Mais il va me falloir une chaise.
J'ai pris la parole pendant dix minutes devant presque cent invités dans le jardin. J'aurais bien du mal à dire de quoi j'ai parlé, mais j'avais été inspirée quand j'étais dans le lit de Diego et les papillons que Noguchi avait offerts à Frida ont volé à mon secours. J'ai vu des visages réjouis, la reportrice et la photographe qui s'étaient occupées de moi avec tant de gentillesse. Des visages que je n'oublierais jamais. C'est pour ma mère je me disais dans ma tête.
Tard ce soir-là il y a eu une fête dans le parc, en face de mon hôtel. Mon mal de tête avait complètement disparu. J'ai fait ma valise, j'ai diner de ce que l'on pourrait approximativement qualifier de huevos rancheros. Puis regardé par la fenêtre. Je suis descendue au bar et j'ai bu un petit verre d'une tequila très jeune. Le bar était vide, car presque tout le monde était dans le parc. Je suis restée assise un long moment. Le barman m'a resservi. La tequila était légère, comme du jus de fleurs.
Le lendemain j'ai repris l'avion pour Tapachula, rejoindre mes amis. Quand j'ai raconté mon séjour, Polo était jaloux, il trouvait mes photos minables, il aurait tellement voulu photographier les affaires de Frida. On s'était promis qu'on retournerait au Mexique, un jour.
Et me voici aujourd'hui à attendre mon vol pour Mexico sans Polo. Il est parti si brusquement que je pense qu'aucun de nous l'a vraiment réalisé car nous parlons de lui chaque jour comme s'il était présent.

Caza Azul, Mexico. 2014.

3 commentaires:

  1. Frustrant et touchant, finalement on veut des histoires drôles et courtes pour cet hiver ;-)

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  2. c'est bon t'es prête pour écrire un 357 magnum! miss you Ski

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    1. yaaayeee tu me manques tellement Mel! ring my bell PLeeeAase!!!!

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