lundi 31 juillet 2017

S E L M A




J'étais vautrée sur la banquette du van noir Merco quand Jenny m'a demandé comment je connaissais Selma. J'étais détendue à l'arrière. Je suis devenue indépendante dans l'entreprise, plus besoin d'envoyer les invitations, faire chauffeur ou d'attendre que la soirée finisse. J'assiste Jenny et Jo, plus besoin de faire toutes les dates, quand je suis sur une tournée je prépare "la party" je retourne à mon hôtel et parfois je reviens pour aider au rangement.
Jennifer est au volant, nous sommes sur l'autoroute direction Berlin. Il y a pas de limitation de vitesse en Allemagne, elle bombarde sur la file de gauche, elle a le visage fermé. On a retrouvé Elsa.
Ça faisait presque un an qu'Elsa avait disparu, selon Jonathan elle s'était assurée de prendre une partie de la recette avant de partir mais ce n'est pas ce qui avait contrarié Jennifer. Elle avait perdu de la crédibilité avec ses clients et depuis la mascarade d'Elsa, aucune party n'a été organisé à Paris.

_Tu es sûre que tu ne serais pas mieux en baskets?
Elsa attache la sangle de ses chaussures à talons hauts. Elle suspend son geste et dévisage Meghan étonnée. Il est évident qu'elles lui vont bien. Il lui faut quelques secondes pour comprendre le sens de la réflexion. Elle gonfle les joues, affirme :
_S'il faut courir, je les enlèverai.
Elle se redresse, cherche son manteau et se ravise :
_Ok appelle l'ascenseur, j'arrive. Tu m'as rendue parano. Je mets mes Airmax.
_J'ai pas remis des talons depuis le 13. A part les étés quand je mets des Birks, jamais de ma vie j'aurais autant marché à plat. J'ai peur que mon dos ne supporte pas le changement tellement il n'est pas habitué... mais j'ouvre le placard, je vois les escarpins, je pense au Bataclan et je mets des baskets. Les connards, j'aurais pas cru que je renoncerais si facilement à ce qui faisait l'essence de mon look.
Elsa est devenue parano depuis les attaques du 13. Les gens n'étaient même pas encore sortis de la salle de concert que déjà sur sa page Facebook elle écrivait "Padamalgam".
_Tu fais chier, j'y avais pas pensé et j'adore ces chaussures, elles me font un cul à la Jennifer Lopez.
Meghan se retient de lui dire "faut pas pousser non plus" Elsa à un gros cul, c'est entendu mais même sur des talons de 12, personne ne pense à J.Lo.
Megh poursuit ses réflexions :
_Bien sûr il est peu probable que moins de trois semaines après le Bataclan , des mecs attaquent Bercy...
_Ça ne s'appelle plus Bercy, tu le sais ça? répliqua Elsa.
_Qui change le nom d'un truc que tout le monde connaît? un con.
_On va se faire fouiller douze fois avant d'entrer. T'imagine, ils tuent Madonna?
Sur le quai du métro, Elsa sort son portable "on fait un selfie?" Elle pousse le filtre correcteur à dix lève la main pour cadrer leurs deux visages. Elle connaît l'angle qui la favorise, creuse les joues et bombes les lèvres. Elle remarque qu'une gamine les dévisage d'un air réprobateur, sous-entendu ces deux vieilles si ce n'est pas malheureux qu'elles minaudent pour une photo mais elle emmerde. Son Instagram est rempli de photos d'elle qui n'ont strictement aucun rapport avec sa gueule en vrai et si cette petite peste s'imagine qu'elle va culpabiliser de se faire plaisir...attends d'avoir mon âge gamine tu verras si t'aimes pas les filtres.
Quand Linus a laissé un message à Meghan en lui proposant deux billets pour le concert de Madonna et qu'Elsa pouvait l'héberger, elle savait que c'était un geste particulier et attentionné parce que son mec Polo n'est plus depuis le 13.
Linus était le manager de Polo, il lui trouvait quelques plans pour photographier dans les concerts. Il était encore avec Elsa quand ça c'est passé.
L'émotion de voir la Madone en concert et de repenser à la dernière fois qu'elle avait vue avec Polo - l'émotion de mesurer à quel point tout dans sa vie a changé, entre-temps et à quel point tout de sa vie d'avant, lui manque cruellement...on dirait que le peu qui lui reste est condamné à disparaître. Mais quand Linus a laissé ce message qui lui avait fait tant plaisir, elle n'avait pas imaginé une seconde que le jour dit elle irait à Paris en ayant l'impression de faire acte de résistance.
C'est ce jour-là que Meghan a rencontré Elsa.


Elsa était de passage à Marseille, elle en a profiter pour faire un coucou à Meghan. Nous étions chez elle ce soir là avec Carla. Dans un petit deux-pièces - moulures au plafonds, cheminée étroite dans le salon, parquet brillant et balcon fleuri avec vue sur les toits de Aix.
Ce soir on aller faire connaissance avec Elsa et on avait carburé au vin blanc sauf Carla qui était enceinte, qui ne pouvait pas attendre un jour de plus pour expulsé son môme et le chérir avec son grand cœur.
Elsa disait "Et si t'y arrives pas, franchement, n'oublie pas que t'es pas obligée d'être maman pour te sentir bien dans la vie... c'est pas que du plaisir, faut pas croire."
Elsa aime son fils. C'est un gamin rempli, de joie de vivre, qui a plein de copains, et qui fait de son mieux à l'école. Il est sale comme un cochon, mais à part ça c'est un bon gosse, elle a de la chance. N’empêche que si c'était à refaire, elle n'aurait pas d'enfant. Dans la balance, entre ce que ça lui a coûté et ce que ça lui apporte, le calcul est vite fait. Déjà toute seule, payer les factures tout les mois n'est pas une mince affaire, mais si t’ajoutes un gosse à l'équation, c'est un naufrage. Elle est une machine à dire non, depuis qu'il est adolescent. Non au Ipad non au portable non au concert de Soprano non au maillot du Barça... Il a prend pour une planche à billets. Elle voit que ses copines sans enfants ont la belle vie. Grasses matinées, sorties quand elles veulent, si tu veux bouffer des fraises tagada toute la journée en chaussettes et regarder Nrj 12 ça ne regarde que toi... Quand t'as un gosse, c'est tous les jours éplucher les légumes, en plus il n'aime pas ça, ranger derrière lui, surveiller les devoirs, l'emmener à l'entrainement de foot... Romain a quatorze ans. Il vide un frigo par jour. Il a tout le temps faim. Qu'est-ce qu'on y peut. Il grandit tellement vite qu'il lui coûte une fortune en chaussures. Elle ne peut pas l'engueuler quand il touche le bout alors qu'elles sont encore mettables. Le mec, il pousse dans tout les sens. Depuis le début de l'adolescence, elle ne sait jamais, le matin, quelle gueule il aura en arrivant pour le petit dèj. Un jour c'est le nez qui pousse - paf - il avait une gueule d'ange et brusquement le machin c'est Quasimodo, un autre jour c'est l'acné... Qu'est-ce que tu veux faire. Tu vois le désastre, les trucs blancs purulent, tu casses la tirelire pour la dermato et quand elle te prescrit des crèmes plus chères que les antirides La Prairie, tu les payes. Après, t'as le dentiste qui décrète que ton gnome a les dents qui poussent de travers et qu'il lui faut des bagues. Ça coûte une fortune cette connerie mais tous les gosses en ont. Tu ne vas pas le laisser avec les chicots en chaos sous prétexte que t'avais besoin de changer la machine à laver qui n'essore plus. Ensuite il faut des lunettes. Tu négocies sur la monture, mais quand même, tu vas pas laisser ton môme se faire cracher dessus par toute sa classe parce qu'il a des lunettes de pauvre, donc tu raques... Pendant ce temps, toi t'as pas acheté de nouvelles chaussures depuis 1995. Mais bon t'appelles ta banque et tu demandes un crédit. T'as les moyens, ou pas, la facture, c'est la même. Récemment, c'est sa voix qui change. Elle ne le reconnait plus quand il appelle au téléphone. Elle a du mal à pas rigoler quand il parle. Damn, on appelle pas ça l'âge ingrat par hasard.
Elsa est caissière au Monoprix, elle est très organisée. Mais un gosse c'est un bon vingt heures de taf supplémentaire par semaine, auxquelles tu n'échappes pas. Elle ne peut pas non plus s'organiser au point d’arrêter complètement de dormir.
Quand elle a déballé tout ça, Carla a fait les gros yeux. Genre la maternité, c'est sacré, le bonheur des femmes passe par là. Facile à dire pour elle qui est toujours avec son mec. Mais fuck that!!  parlons-en des mecs... vas-y, pour tomber amoureuse quand t'as un petit à la maison. Tu niques pendant les heures d'école, alors si le mec travaille - beh tu niques pas. En plus Romain n'aimes pas les mecs avec qui elle couche. Et elle ne peut pas dire que c'est parce que le petit est exclusif. Il aimerait qu'elle se trouve quelqu'un. C'est plutôt qu'il est lucide elle ramène toujours des cassos à la maison. En cas de conflit d’intérêts entre le mec qui te plaît et ton fils c'est pas ton fils que tu vas foutre dehors. Elle est convaincue que si elle n'avait pas eu de gosse elle se serait remise avec quelqu'un. Nous étions outrées qu'elles disent ça. Mais elle était sincère, c'est tout. Ok :  tu n'es plus jamais seule. Mais justement : tu n'es plus jamais seule. Carla et moi on la dévisageaient en disant t'es une mère indigne, tu devrais avoir honte. Meghan préparé des encas en faisant des allers-retours elle dit  ne prêtez pas attention elle a surement tiré des traits en écoutant Le Masque et la Plume. Elsa s'en fout, elle a l'habitude. Elle a enfoncé le clou. Elle a demandé à Carla " t'es heureuse avec ton mec? oui? Eh bien dis-toi que tout ce que t'aimes de la vie avec lui, ce sera terminé quand t'auras ton gosse. C'est la mort du couple, la famille " A partir de là, elle s'e'st arrêtée parce que Carla la regardait comme si elle allait l'étrangler. Les autres femmes ont du mal à être sincères avec ça. C'est comme l'excision, la maternité, les gadjis se sentent obligées d'être celles qui vérifient que toutes les autres y passent.
Elle s'est arrêtée là, l'essentiel du message était délivré. Elle avait tendu l'atmosphère, alors elle a rétropédalé - elle nous a fait rire. Elle a embrayé sur la nouvelle manie de Romain de se branler tout le temps. Nous étions choquées, mais hilares. C'est vrai Romain depuis un an, il faudrait changer ses draps tous les jours. Elles achète des boîtes de Kleenex et elle en met partout dans la maison sinon il s'essuie n'importe où. Le pauvre, il doit être épuisé. Elle n'entre plus jamais dans sa chambre sans frapper. Des fois elle se fout de lui, quand il reste dix minutes aux chiottes après une scène un peu torride dans un film. Son historique Google est une vraie encyclopédie du X. Son père dit qu'elle ne devrait pas fouiller ses affaires , que c'est une intrusion dans sa vie privée. Qu'elle ne sait pas ce que c'est l'adolescence pour un garçon. Il n'y a que quand il chante qu'elle est sûre qu'il se branle pas. Il n'arrive pas a faire les deux en même temps. Romain chante faux. Et putain il en existe combien? Au moins six milliards de chansons sur cette terre... Eh bien lui il chante La Marseillaise. Et il fait des enchaînements sur du Soprano.
Elsa avait détendu l’atmosphère avec les branlettes de son fils. Meghan avait les larmes aux yeux tellement elle riat. Elle a demandé _
_mais pourquoi il chante La Marseillaise?
_A cause du 7 janvier. Il est devenu patriote. Après les attentats il rentré le soir super fier de me dire qu'il avait fait la minute de silence sans broncher. Je lui ai dit j'espère bien, tu crois pas que je vais te féliciter pour ça? Faut dire dans son collège, il faut voir les engins...ils font peur, les trucs. Quand il était encore en primaire je me souviendrai toujours de lui qui jouait dans sa chambre avec deux copains de classe et tout à coup je l'entends qui gueule "fais gaffe je suis fort comme Mohamed Merah" comme il aurait dit je suis le pape ou Spider-man. J'ai déboulé dans sa piaule en demandant "tu peux répéter?" et là mon gosse tranquille souriant content de lui me répète sa connerie : "je suis fort comme Mohamed Merah" . Il avait appris ça à l'école. Il ne s'attendait pas à ce que je prenne mal. Je lui ai soufflé dans les bronches, j'aime autant te dire qu'il a compris qu'il y avait un problème. Et les deux autres, c'était comme mon fils - rien qu'à la gueule qu'ils ont, tu sais que c'est pas à la maison qu'ils ont entendu dire ça". Depuis ce jour, chaque fois qu'elle voit Latifa Ibn Ziaten à la télé elle va chercher Romain et elle le met devant l'écran. Et après, elle vérifie : " Tu trouves qu'il est fort, le débile qui a tué son fils?" Tout ça pour en arriver là : son fils chante La Marseillaise en se lavant les dents. Quasiment, ça fait apprécier Soprano...enfin tant qu'il chante, il ne se branle pas.
Puis elle avait enchaîner : "je voudrais bien me convertir  à l'Islam, vu comment les médias et les terroristes salissent cette religion ça doit trop être la vérité".
Ça avait froissé Meghan. Je n'ai plus revue Elsa depuis.

C'est Linus qui voulait un enfant. C'était son idée. Elle l'a eu. Mais lui il est le père quand il a le temps. Un peu moins d'un week-end sur deux, en définitive. Pareil pour la pension alimentaire, il a paye quand il peut. Et tout son entourage le félicite "putain qu'est-ce que tu t'occupes bien de ton fils" . Il l’emmène voir un match au Parc des Princes une fois par ans,  un concert ou à Disneyland quand il a un ami qui travaille pour avoir ses heures d'intermittence et peut les faire entrer... et si tu demande à Linus où il en est de la paternité, il te répondra " j'assure" . Mais si une femme se comportait avec ses enfants comme Linus avec son fils, elle aurait la police de la bonne conduite maternelle au cul non stop.
Linus il a un sacré répertoire, il connait du monde dans le "showbizness". En ce moment il est avec Sandra, elle a vingt deux ans, elle veut devenir célèbre. Elle est jolie comme un cœur, elle a les jambes un peu courtes, le nez trop prononcé, il lui a déjà suggéré une opération, elle a peur que ça fasse mal. Elle a beaucoup d'ambition, il lui manque l'essentiel, la niaque. Elle a été trop gâtée, elle croit qu'on peut réussir sans se faire mal. Il aime beaucoup mais il a aussi besoin d'air. Sandra le bombarde de textos. Elle est furieuse qu'il soit parti en soirée avec la mère de son fils, sans lui proposer de venir. Elle est trop jeune pour comprendre. Linus a essayé de lui expliquer tout ça posément, gentiment mais elle ne veut rien entendre. Il apprécie qu'elle soit jalouse. Qu'elle se salisse un peu en chialant comme une gosse capricieuse à qui on ne donne pas tout ce qu'elle veut. Elle se plaint de rater cette soirée privé en plus ce soir il pleut sur Paris elle envoie des emoticones qui pleurent. Et quand elle voit qu'il ne cède pas, elle grimpe dans les tours et gueule qu'elle est sûre qu'il couche encore avec sa vieille, qu'il a préfère à elle, que c'est un pervers, et tout un tas de conneries qu'elle s'invente, toute façon Linus n'a pas son portable sur lui.
Linus et Elsa on mis du temps avant de s'entendre, après la rupture. Pour le petit chacun y a mis du sien et ça a fini par s'arranger. Elsa a beaucoup de problèmes, elle est instable, ingrate, elle se victimise à  longueur de journée, elle est pleine de tocs et d'angoisses...mais c'est la mère de son fils. Il ne la laisse pas tomber. Le plus difficile quand on se sépare, c'est de voir que l'autre ne parvient pas à être heureux. Linus voit bien que sans lui elle est larguée. Elle aimerait qu'il se remettent ensemble. Ce n'est pas possible trop tard il en est désolé. Pour elle souvent il monte lui faire un peu de conversation, quand il ramène Romain. Elle est tellement seule. Et ce soir là elle était en larmes, il lui avait proposé de sortir pour changer le quotidien.
Une soirée un peu spéciale, il lui a expliquer longuement les party J&J(Jennifer & Jonathan). Elle avait l'impression qu'il se tapait une crise de la cinquantaine, un moment de confusion bizarroïde durant lequel il retournait faire des raves dans la boue en gobant des ecstas. Elle se disait c'est con tant qu'a péter les plombs, tu ferais mieux de me sauter en souvenir du bon vieux temps.
Ça faisait plusieurs mois que Linus attendait d'être invité, ça le rendais heureux comme un gamin. C'est Polo le mec à Meghan qu'il avait brancher sur ces soirées. Il lui expliquait que la sélection était très dure, parce que les organisateurs n'avaient pas envie de se retrouver avec quatre cents personnes ingérables. "Ça briserait la magie" L'époque appartient aux VIP, aux gens qui ont l’accès et qui l'apprécient justement parce que les autres ne l'ont pas.
_J'ai le droit d'inviter une personne. Tu as ton permis, t'es une provinciale, on se partage la route, Ok.
Et c'était tellement soudain, tellement n'importe quoi que Elsa n'avait pas eu le temps d'angoisser. Ils étaient passés sans transitions d'une atmosphère d'adultes dépressifs à un chaos de jeunesse, elle a pris deux tee-shirts et une culotte, pendant qu'il roulait un joint léger pour la route, il y avait entre eux cette effervescence gratuite, agréable, la connivence idiote que génère ce genre de départ.
Elle se sentait ivre de cette liberté, cette liberté, cette légèreté qui avait caractérisé sa vie durant des années et dont elle avait tout oublié. S'il lui avait laissé une nuit pour réfléchir, elle se serait rétractée, l'idée de conduire trois heures pour aller danser dans les champs lui aurait paru tout à fait saugrenue. Il avait embarquée, elle avait laissé son portable chez elle, comme il le lui avait demandé. Ça l'avait angoissée la première heure, s'il arrivait quelque chose à Romain, on ne pourrait pas nous joindre...etc. Linus l'avais calmée, il disait on a passé des vies entières sans nos téléphones, c'est la règle là bas - personne ne se prend en photo, personne ne vas sur internet. C'est important, elle avait failli s'agacer.
_Pardon de penser que mon fils est important.
Linus avait haussé les épaules.
_C'est mon fils aussi. C'est environ six heures sans qu'il te joigne. Tu te souviens qu'on a vécu sans que nos parents nous appellent toutes les heures, et qu'on n'en souffrait pas tellement?
Elle s'était tue. Il l'avait énervée mais quand il avait mis les Bee Gees, elle avait abdiqué, et s'était mise à chanter dans la voiture. C'est compliqué de faire la gueule en écoutant Stayin' Alive.
Quand ils étaient arrivés au point de rendez-vous,  il fallait attendre "les navettes" qui faisaient des allers et retours. Il y avait du monde, la plupart des participants se reconnaissaient, se souriaient. Elsa avait fait quelques raves, dans les années 90. Elle en gardait un bon souvenir. Elle adorait la MDMA. Elle n'en prend plus. Ça lui fait trop mal à la tête en descente. Comme toutes les drogues nouvelles il a fallu attendre un peu avant de comprendre ce qu'elles ont de dangereux. Celle-ci rend dépressif. L'inverse de l'effet qu'elle fait quand elle monte. Un méchant boomerang.
A peine sur les lieux de la party, ça ne l'avais pas surprise, cette étendue de personnes cool, contents d'être là. Elle reconnaissait ce genre d'ambiance, il faut un peu de temps pour lire une foule, au début on ne perçoit que la multitude. Progressivement son regard était entré dans les détails. C'était plutôt des blancs mais pas aussi uniformément qu'un festival techno ou un  concert de rock. En terme d'âge c'était assez mixte. Il y avait beaucoup de gens de son âge mais aussi des jeunes, il y avait même des vieux. Il y avait plus de femmes que d'hommes ce qui d'emblée avait stressé Elsa - si c'était un truc de meufs elle ne voyait pas bien comment ça pourrait être génial. Quand c'est génial, les mecs sont là - CQFD.
Elle avait continué de se dandiner tandis que Linus était allonger avec deux jeunes punks, l'une crête orange et l'autre iroquoise rouge avec les racines noires. Veste kaki, baskets pourries. Elle s'était dit en les voyant ah ben voilà les chiennes à punks, typiques. Quand elle était arrivée à leur hauteur elles s'étaient roulées un long patin langoureux. Moins typiques du coup, le duo.
Il y a une grande buvette où ils ne vendent que de l'alcool, pas de sandwich, pas de tee-shirt. Ça, plus l'absence de téléphone, qu'elle continuait de chercher machinalement dans sa poche à intervalle régulier, lui parut un peu angoissant. Comment tuer le temps si on ne peut pas regarder son fil d'actualité? Les gens prenaient les consignes tellement au sérieux qu'elle s'est demandé si elle n'était pas tombée dans une secte. Pas le moindre selfie, pas le moindre texto qu'on rédigerait planqué.
L'ambiance était monté d'un cran la douceur des gens était devenu de la sensualité puis la sensualité du désir. Les couples les moins probables se formaient et se noyer dans une fontaine alcoolisé. La musique est bizarre, pas désagréables on l'entend à peine. Putain les gens n'étaient plus eux mêmes, c'était abusé. Ils ont trouvé un truc se dit Elsa. Ils mettent quelque chose dans la musique. C'est sûr, Woodstock ou quoi, des bisous, des câlins, une meute de peluches!
Elsa s'était mise a crier, on peut dire qu'elle avait pas casser mais détruite l'ambiance. Surtout quand elle avait prononcé des paroles en arabe sur Allah et tout, elle disait que toutes les personnes ici sont des envoyés de Satan et que les organisateurs finance l'état islamique, c'est pour ça que les portables sont interdits.
La musique c'était arrêté, hystérique Elsa était parti en courant, Linus était à ses talons.

Jennifer s'est arrêté a une station d'essence, elle parti se ravitailler en petit carré de chocolat Côtes d'Or. Je suis resté dans le van a essayer de contacter une nana de Berlin qui devait s'occuper de conduire les gens à la party ce soir. Ça fait deux heures qu'on roule et je n'ai pas fermé l’œil. Il reste encore environ deux heures pour arriver à Berlin. Je vais prendre le volant parce que Jenny est exténuée et impatiente d'arriver, on a une party à organiser ce soir. Tout est déjà en place mais bon il faut assurer. Hier nous étions à Munster, petit comité les gens ne viennent plus trop depuis le dérapage de Paris. C'est un cercle d'invités très privé donc le bouche à oreille c'est vite fait. C'est du passé mais ça ronge Jenny de l’intérieure. Je n'étais pas présente ce soir là, je ne mesurer pas l'ampleur de cette histoire et ce que ça avait coûté à J&J, mais c'était une évidence la plupart des personnes importantes qui dépensé sans compter ne répondez plus aux invitations.
Après avoir laisser quelques messages, Hind m'a enfin rappeler. Elle dit qu'elle ne pourra pas être là ce soir, un imprévu dans sa famille. Hind c'est une française qui s'est installé à Berlin avec son mari Mehdi. Elle travaille pour J&J chaque fois qu'il y a une date dans sa ville. C'est des musulmans pratiquants avec son mari. Quand elle doit travailler sur une party ,elle dit à Mehdi qu'elle va garder les enfants de sa copine parce qu'elle est de garde la nuit à l’hôpital. Le mensonge passe bien vu que ça n'arrive que trois, quatre fois dans l'année.
Aujourd'hui elle nous plante, elle avait des sanglots dans la voix au téléphone. J'expliquais à Jenny quand la sonnerie du téléphone nous a interrompu, cétait a nouveau Hind. Elle a dit qu'elle pouvait se faire remplacer par une personne de confiance à 100%. Elle s'appelle Selma, elle parle français et un peu allemand, elle nous dit rdv à la gare et nous envoie la photo de Selma... J'ai dit à Jenny:
_mais elle me dit quelque chose cette fille, c'est une pote à Meghan un peu fofolle!
_Montre la photo! Mais...mais c'est Elsa putain!! Pourquoi elle dit qu'elle s'appelle Selma?? dit-elle avec la bouche pleine de chocolat
Jennifer était à cran. Elle a dit je reprends le volant on va la chercher de suite. J'ai essayé de la calmer, j'ai dit j'ai un plan : on va dire à Hind que c'est Ok pour Selma et on va la cueillir tranquillement. Elle est remontée dans la van, le visage fermé elle a accéléré pendant que je me vautrais à l’arrière comme une larve.

L'aube remplit la chambre d'une lumière grise. De l'autre côté du mur, dans la cuisine, Hind s'affaire. Selma entend le petit Ways, qui se lève avant les autres parce que son école est plus loin et qu'il ne doit pas rater le bus. Il parle allemand, même quand on le questionne en français. C'est son préféré des trois fils. Ways a six ans, elle a pas honte d'employer maladroitement les mots qu'elle apprend avec lui. Au contraire, elle le fait rire quand elle essaye de dire quelque chose d'un peu compliqué. Il faut profiter de ce moment de calme parce qu'en suite descendront Zakaria et Anis et il ne sera plus question d'écouter piailler les oiseaux... Zakaria est le plus grand, est contrarié dés le réveil, il pleure en devenir rouge et quand on ne cède pas à ses caprices, il se tétanise en hurlant de plus belle. Anis est plus souriant, il a huit ans et suce encore sa tétine pour dormir.
Selma aime la compagnie des enfants. Quand elle a appris qu'il y avait trois garçons, elle a eu un peu peur de ne pas savoir s'occuper d'eux. Elle leur parle français, ils répondent en allemand, qu'elle apprend avec difficulté. La première fois qu'elle a vu Anis suspendu dans l'air par un élastique qu'il avait accroché à l'armoire pendant que Zakaria se chiait dessus en frappant le sol avec ses pieds et que Ways lançait ses Playmobil dans toutes les directions en faisant des bruits d'avion mitrailleur, elle a pensé à son fils. Elle voulait rentrer à Paris. Je préfère me prendre un coup de couteau me faire renverser par une voiture... je serais toujours mieux chez moi avec mon Romain qu'avec cette meute de Gremlins.
D'habitude, à cette heure-ci  Selma s'est déjà faufilée hors de sa chambre pour mettre en route la cafetière. Elle sait combien il est agréable d'être accueillie par la bonne odeur du café chaud. Hind apprécie son geste mais aujourd'hui elle ne veut pas se livrer à cette mascarade. Elle doit partir. Sa décision est prise. Même si ça lui fait peur. Cette crainte pour son petit confort la révulse. Elle méprise tous ses remords d'hypocrite. Elle sait qu'au fond c'est pas la peur qui la retient ici c'est le vice.
Elsa a atterrit ici peu de temps après la party parisienne. Linus l'a conduite de nuit, en voiture, jusqu'à Liège elle n'avait pas posé de question. Linus avait dit à Elsa de se faire oublier, qu'elle était en danger. Il les connaît les gens comme Jonathan et Jennifer, quand tu niques leurs réputations ils te le font payer. Elsa avait renâclé en s'enfuyant, elle craignait que ces timbrés s'en prenne à son fils, Linus l'avait rassurée. "Ils sont plus primaires que ça. Ils ne vont pas s'attaquer à notre famille, c'est toi qu'ils veulent punir - il lui disait ne t'en fait pas, ça passera vite, on se retrouvera tous c'est juste une question de mise au vert, l'affaire de quelques mois.
Elle passerait un peu de temps comme fille au pair en Allemagne. Elle avait promis de ne rien faire sous sa véritable identité. Ni permis de conduire ni cours de gym ni emploi déclaré. Et surtout pas de réseaux sociaux, ni d'abonnement de téléphone. Elle s’effaçait, elle lui avait confié son passeport.
A la gare routière de Liège, elle avait payé son billet en liquide direction Berlin., à l'arrivé l'attendait la mère de famille chez qui elle travaillerait comme fille au pair dans une famille qui pensait accueillir une jeune chômeuse française, décider à apprendre l'allemand pour chercher du travail là où en trouve.
A sa grande surprise la dame est voilée et musulmane. Elsa à dit "Salam je m’appelle Selma". Dans la voiture elle regardait la petite main de Fatma qui oscillait, suspendue au rétroviseur et le mouvement lui paraissait joyeux - comme bienvenue. Hind lui a tout suite été sympathique. Elle est bavarde, gaie et un peu excentrique mais c'est une femme pieuse et décente, en toutes choses. Son péché mignon c'est de mater des séries toute la nuit.  Elle ne brandit pas la religion à tout bout de champ pour prouver qu'elle a mieux lu le Coran que la voisine ou qu'elle est la croyante la plus respectable de tout le quartier. Elle ne fait aucun cinéma. Mais elle ne fait rien qui soit haram. Elle ne met jamais sa foi en avant, elle est pratiquante pas exhibitionniste.
Hind n'a aucune hypocrisie : elle est envieuse de ses voisins, elle est matérialiste, elle n'aime pas les enfants des autres et elle ne le cherche pas à le cacher. Elle n'est pas médisante même s'il peut lui arriver d'entretenir de mauvaises pensées. C'est une femme discrète, qui n'appelle pas l'attention et qui s'aviserait pas de s'adresser aux hommes sur un ton qui ne soit pas serieux. Tout en elle est impeccable, pensé d'une féminité pudique et douce.
Dans la voiture le premier jour, elle n'a posé aucune question gênante. Elle est une ancienne amie de Linus, elle lui doit un service. Elle est sincèrement convaincue que Selma cherche du travail en Allemagne et qu'elle a besoin d'un emploi le temps de maîtriser la langue. Hind ne pose pas beaucoup de questions parce qu'elle n'est pas très curieuse. Elle passe trop de temps à parler d'elle pour être indiscrète. Elle a besoin d'aide à la maison, ayant trois enfants jeunes et ne pouvant pas s'arrêter de travailler à l'hôpital où elle est aide-soignante, car son mari vient de perdre son emploi au supermarché et la maison ne tourne plus que sur un seul salaire. Elle ne lui raconte pas ça pour justifier que Selma allait devoir travailler chez elle à temps plein pour le gite et le couvert, ça ne lui parait pas anormal. It's win-win.
Les premiers jours, dans la matinée, comme si à distance il connaissait son emploi du temps et savait qu'elle se retrouverait seule dans la maison, Linus téléphonait sur la ligne fixe, ne disait jamais qui elle était et n'appelait pas Elsa par son prénom, il disait juste je voulais te dire qu'ici tout va bien et que son fils va bien. Selma avait toute suite le mal du pays, elle suivait souvent sur l'ordinateur de la maison, les émission de France Inter ou France Culture, ça lui rappel Paris et ce jour où Meghan lui a dit : "la coke et France Inter, c'est un très mauvais mélange". Après les attentats, il était progressivement devenu impossible d'écouter ces stations sans qu'il soit question de l'islam. L'élite française feuilleté le Coran et lui faisait dire ce qui l'arrangeait. On voulait à tout prix faire coïncider la parole du Prophète et le bain de sang qui fracturait le pays. Comme si ces terroristes venaient d'inventer le meurtre politique et qu'ils l'avaient fait sur ordre de Allah. Comme si les ignorants qui avaient perpétré ses crimes ne s'étaient pas d'abord inspirés des films et des jeux de Hollywood...qu'ils aillent arracher les racines de la violence là où elle a poussé et non dans ses prières. Aucun des assassins n'était pratiquant. Il n'était pas pourtant pas compliqué de voir que depuis le 11 Septembre, les tueurs avaient toujours choisi de parler le langage de l'Occident : la violence graphique, spectaculaire. L'esthétique du massacre, c'est Hollywood qui en a fixé les règles.
Au fil des mois elle avait pris ses marques dans la maison. Hind ne la traitait pas en domestique mais plutôt comme une jeune cousine qui donnerait un coup de main pour justifier qu'on l'entretienne. Elle était soulagée que Selma soit là et lui montrait beaucoup de reconnaissance. Si elle ramenait des gâteaux, il y en avait toujours pour elle. Comme de juste, Selma se tenait à distance de Mehdi, le père des enfants. L'islam interdit la promiscuité. Elle n'avait pas à se trouver seule en présence de Mehdi. Ils le savaient, l'un et l'autre et n'avaient pas eu besoin d'en parler. Elle n'entrait pas dans une pièce si elle savait qu'il s'y trouvait seul. Il faisait de même.
Selma ne dînait pas avec le couple, elle mangeait avant avec les enfants. Parfois, cependant le week-end elle prenait le café et le dessert avec eux. Mehdi était aussi un peu tchatcheur que sa femme était bavarde mais il aimer parler de la France. Ils échangeaient alors quelques mots, ils se côtoyaient essentiellement lorsqu'elle jouait dans le jardin d'en face avec les enfants et qu'il venait prendre Ways pour faire du vélo. Mehdi ne disait rien mais il montrait qu'il savait combien il est difficile de tenir trois garçons de moins de dix ans. Elle respectait Mehdi il était croyant et plein de retenue. C'était un homme intelligent, logique et agile... elle aimait son bon sens, son autorité naturel et son calme. Elle était trop concentrée sur ses propres pensées et les trois garçons accaparaient son attention.
Avec Hind en revanche elle tisait des liens d'amitié. Toute la journée,l'infirmière devait parler un allemand qu'elle détestait et qu'elle maîtrisait mal. Le soir venu, elle était contente de pouvoir s'asseoir avec Selma pour discuter. Le plus souvent Mehdi sortait de son côté. il se retrouvait au bar à chicha avec des amis musulmans français, immigrés comme lui et rentrait tard. Pendant ce temps là Selma supplier Hind pour qu'elle lui enseigne l'islam. Elle avait sorti un mytho.
_Je viens de me convertir et je m'y connaît pas trop encore.
Hind a été flattait par la proposition et elle a dit:
_Avec plaisirs mais tu promets de regarder des séries avec moi!
Tout les soirs elles étaient down, un épisodes de quarante minutes puis une heure a parler de religion. Après deux épisodes Selma se retournait vers Hind
_Je dormirai dans une autre vie! On continue?
Et Hind rigolait en se calant dans le sofa. Juste avant l'aube, à la fin du cinquième épisode, il arrivait qu'elles priaient ensemble, puis enchaîner un dernier épisode. C'était souvent Mehdi quand il rentrait à la maison, qui les envoyait se coucher. Un jour il s'était joint à elles mais il y avait trop de scènes de fornication dans Power  pour que Selma puisse regarder avec un homme dans la pièce. Elle s'était lever pour les laisser seuls et Hind avait protesté "c'est pas grave,, on regarde des Leftovers, reste".
Selma savait que marcher seule dans le quartier n'était pas tout à fait correct, sans quoi elle n'aurait pas soigneusement évité d'en parler à la famille qui l'accueillait. Elle s'octroyait cet étroit espace de liberté parce qu'elle se disait qu'elle ne sortait jamais de la maison et qu'elle avait besoin de prendre l'air. Ce jour là, il faisait particulièrement doux, un temps agréable quoique le ciel comme toujours ce soir était resté gris. Elle rêvassait tranquille lorsqu'elle s'était retrouvée nez à nez avec Mehdi qui remontait en sens inverse. Il avait ralenti, la reconnaissant et s'était adressé à elle sans agressivité mais surpris.
_Où tu vas en passant par là?
Elle avait senti ses joues rougir de honte, elle n'avait pas menti :
_J'avais envie de marcher.
Mehdi avait soupiré sans cacher sa contrariété.
_Je préfère que tu ne traînes pas les rues, les gens peuvent te voir et penser des choses alors qu'ils savent que tu travailles chez nous.
Elle n'avait pas eu le temps de répondre, un coup de tonnerre avait retenti et un orage terrible s'était abattu sur eux. Mehdi la voyant s'éloigner l'avait rappelée d'un claquement de langue sonore. Il avait sa tête des mauvais jours. Il avait aboyé "abrite-toi, tu vas pas rentrer sous cette flotte". Elle s'était tenue, tête baissée à côté de lui, sous un ponton. Mehdi fumait cigarette sur cigarette sans dire un mot. Puis il avait shifté littéralement comme si une décharge électrique l'avait mis sur d'autres rails, car quand il avait repris la parole, après de longues minutes de silence, c'était sur un ton amusé. "Sérieux qu'est-ce que tu fous à te pavaner toute seule comme ça? T'as rien à faire ou quoi? Ça m'étonne de toi, je ne m'attendais pas à ce que tu joues des tours à la double face. Ce n'est pas un quartier tranquille ici, il y a des dealeurs, des défoncés, des exhibitionnistes, t'as pas vu que c'est mal fréquenté?" Elle s'était excusée . Non, elle n'avait pas réalisé que c'était un mauvais quartier. La pluie s'était affaiblie. Il avait envoyé sa cigarette d'une chiquenaude et il avait dit que ce n'était pas la peine d'en parler à Hind, elle ne comprendrait pas. "Je ne veux plus te voir traîner ici, on est d'accord?" Et jetant un regard sur elle pour s'assurer qu'elle acquiesçait, il avait réalisé qu'elle était aux bords des larmes et s'était adouci. "Tu vas pas chialer en plus, je te dis juste que c'est pas un coin de touriste, t'iras te promener ailleurs... T'as qu'à emmener les petits, ils ont besoin de sortir eux aussi. Je suis pas furieux tu sais... Je t'ai pas trouvée au bar avec des hommes à faire la pute en buvant de l'alcool, je dis juste que tu ne te rends pas compte d'où tu mets les pieds, c'est normal tu ne connais pas la ville..."Il avait accompagnée quelques mètres. Ça avait gêné Selma qui ne se sentait pas en position de lui faire remarquer qu'il n'était pas correct en marchant côte à côte. Il avait fini par monter un chemin. "Moi je vais par là, tu sais rentrer, ça va? T'es tellement différente des filles que je connais, t'es tellement pas une fille de quartiers... Je sais jamais sur quel ton te dire les choses... Mais je voulais pas t'agresser". Elle évitait de regarder directement son visage mais elle voyait ses mains, l'os de son poignet saillant, les phalanges, la longueur de ses doigts et c'était dérangeant alors elle fixait l'eau. Il avait ri. "Toi on sait jamais ce que t'as dans la tête. Allez dépêche-toi de rentrer".
Il avait emprunté le chemin qui montait sur la droite et à quelques pas d'elle il s'était retourné pour lui faire un petit geste de la main, lui disant de se dépêcher. En le voyant de loin elle avait pensé pour la première fois qu'il était séduisant et Selma qui n'était jamais légère jamais frivole avait accueilli cette idée comme si elle lui était familière. Comme  si on pouvait jouer avec sans se méfier, sans se brûler. Mais si elle pense au jour où tout a commencé, c'était là. Ses mains tandis, qu'il lui disait qu'elle était différente des autres filles. Son souffle à côté d'elle, sa taille, son odeur qu'elle percevait et sa silhouette en hauteur lui adressant un signe.
Puis tout s'est enchaîné. Un soir au parc. Mehdi qui passe prendre Zakaria. Il traîne un tout petit peu plus longtemps que d'habitude à rassembler les affaires du petit et regarde Selma qui relève Ways, pensif. Puis son visage s'éclaire d'un grand sourire et elle remarque la blancheur de ses dents, tout en prétendant qu'elle regarde ailleurs. Il dit : "Tu nous fais beaucoup de bien  tu sais" avant de s'éloigner. Ce ne sont pas les mots prononcés qui auraient dû l'alerter mais la joie qui lui procurèrent.
Mehdi était à présent détendu avec elle. Un jour, elle est dans la cuisine. Il frappe et rentre sans attendre qu'elle réponde, il se fait un café. Elle essuie la vaisselle du petit déjeuner. Elle sent son regard d'homme sur son dos. Gênée, elle réajuste machinalement le voile qu'elle porte maintenant autour de son visage et au ton de sa voix elle sait qu'il sourit, il dit : "Mais oui tu es belle arrête de t'arranger, t'en fait pas, tu es très belle comme ça", elle se retourne vers lui, surprise et offensée mais il est décontracté. Il fait comme s'il ne voyait pas le mal. Comme s'il ignorait qu'on ne doit jamais prendre plaisirs à porter le regard sur une femme qui n'est pas la sienne. Elle aurait dû protester mais elle a continué la vaisselle, attendant qu'il quitte la pièce.
Lui il a l'approche la cinquantaine. Il a vécu en France à une époque où les musulmans ne respectaient guère la religion. Cette époque où on les avait dépouillés de tout. Leur histoire, leur culture, leur Dieu. Ils n'étaient pas assez bons pour devenir des vrais Français mais ils ne devaient pas non plus se prendre pour des Arabes. Ils devaient rester invisibles. C'est dans ce no man's land qu'il a grandi, il a trois soeurs. Selma le sait de Hind. Il n'avait sans doute pas pensé à mal en entrant dans la cuisine alors qu'elle y était seule. C'est en tous cas ce que Selma avait choisi de se raconter.
Il n'était revenu que quelques jours plus tard. Elle équeutait des haricots verts qu'elle pensait préparer en salade. Il avait commenté l'affaire récente d'un centre de réfugiés auquel on avait mis le feu et devant lequel une petite foule d'Allemands s'était rassemblée pour chanter en signe de joie. Les traits du visage de Mehdi s'étaient durcis en parlant de l'incident et Selma avait voulu croire que le moment était mal choisi pour lui dire qu'il ne devrait pas s'asseoir dans la cuisine où elle se trouvait seule. Dix fois elle a eu l'occasion d'avoir l'attitude correct. Dix elle a fait le mauvais choix. Elle prenait plaisir à l'écouter parler. Pourtant, il n’était pas brillant. Si elle comparait sa conversation à celle des gens qu'elle fréquentée dans son quartier à Paris, il y avait même quelques chose de grossier dans ses raisonnements. Ce n'était pas ce qu'il disait qui lui plaisait c'était son ton, cette assurance bienveillante et ce sourire qui planait sur tout ce qui lui disait. Ce soir-là, elle n'avait pas regardé de série avec Hind. Elle s'était juré de partir le lendemain. Elle se débrouillerait une fois dans la rue pour prévenir Linus. Elle se racontait des histoires et le lendemain elle avait réussi à se convaincre qu'il ne lui adressait plus la parole, parce que lui aussi savait qu'il était allé trop loin et qu'il devait être plein de repentir.
Mais le désir des hommes se conjugue à l’impératif. Constatant qu'elle restait sous son toit, il s'était légitimement persuadé qu'elle le tentait. Il a disparu la journée entière puis une autre, s'occupant à l’extérieure du matin au soir et Selma n'est pas partie.
Le troisième jour, alors qu'elle pliait le linge dans la petite pièce où elle repassait elle avait entendu monter les escaliers. Elle était terrorisée. Elle préparait des mots secs, tout en sachant qu'elle avait tort, qu'elle aurait dû faire ses bagages. Elle avait aussitôt reconnu l'odeur. Il sentait l'alcool. Il y avait dans ses yeux une tristesse qu'elle connaissait pas. Sans un mot elle avait voulu quitter la pièce, il avait retenue par le bras. Elle avait cherché a se dégager mais il était plus fort que ce à quoi elle s'attendait, il l'immobilisait sans effort, il avait dit : "C'est tellement bon que ce qui nous arrive, ça ne peut pas être mal" et la forçant à lui faire face, il avait plongé ses yeux dans les siens. Elle avait découvert cette sensation qu'il lui manquait et qui la submergeait avec une violence inouïe. Son corps debout contre le sien, elle ne pouvait plus rien faire. Aucun son ne franchissait ses lèvres. Elle était subjuguée. Elle s'était rendue. Ils étaient restés immobiles, face à face, de longues minutes, il avait noué ses mains dans son dos à elle, il s'était lové dans son cou. "Je ne sais pas ce que tu me fais Selma je n'ai jamais connu ça tu me rends fou je rêve de toi je me réveille je pense à toi je te cherche  tout le temps je n'ai jamais connu ça on ne peut pas résister, on en a trop envie".
Elle s'était arrachée à cette étreinte au prix d'un effort surhumain, elle avait dit ce n'est pas possible Mehdi et elle s'était enfuie. Elle savait que la transgression commise était aussi grave que la fornication. Alors elle avait commencé son cinéma "Ma vertu est perdue, je dois partir mais avant cela je dois contacter Linus en attendant que faire, je vais préparer mes valises mais que dire à Hind? Elle avait pris du plaisir avec un homme qui n'était pas le sien. Techniquement elle venait de reperdre sa virginité et dans des conditions les plus déplorables. Puis elle s'était occupée des enfants comme si de rien n'était. Elle se sentait vidée, salie, détruite. Le soir venu Hind lui avait dit tu sais Mehdi est allé voir un Chibani, il était ensorcelé, je pense que c'est les voisins qui nous ont mis le mauvais œil, il a recraché le morceau de gâteau empoisonnée, il va beaucoup mieux maintenant, je suis tellement soulagée.
Pendant plusieurs jours, il ne lui avait pas adressé le moindre regard. Elle en était soulagée. Elle ne pouvait effacer le péché mais tout rentrait dans l'ordre il avait trouver de l'aide à l’extérieur, il était guéri. Tout s'expliquait : c'était un coup de folie, l'oeuvre du diable. Selma évidemment était responsable de ses actions. Elle prier avec la ferveur de la pécheresse. Elle taillait dès qu'elle reconnaissait son pas, emmenant les enfants dans les autres pièce. Elle avait trop honte pour le croiser, désormais, trop honte d'elle.
Et puis Hind, un jour avait emmené les petits au cirque. Selma était allé faire des courses. Il avait surgit au coin de la rue. En le voyant elle avait senti une vraie colère, elle s'était dit " Il m'attend" elle avait fait demi-tour. Mehdi l'avait rattrapée. Elle avait dit, fixant le sol "Je ne veux plus que tu me parles" et il n'avait rien dit. Son coude avait effleuré le sien, elle avait tourné la tête. Il souriait et de nouveau cette folie plein la peau. La voix de la raison, lointaine, n'accédant plus à sa conscience. Au coin de la rue il avait embrassé. Dans la rue. A pleine bouche. Damn.
Elle avait toujours jugé avec sévérité les femmes qui ne savent pas maîtriser leur sensualité et à la première occasion elle avait cédé  avec une fougue dont elle se serait crue incapable. Elle ne connaissait pas ce corps impétueux, habité. Il l'avait prise par la main et ils étaient montés dans sa voiture. Elle sentait la honte mais sa force était bien inférieure au désir qui la conduisait. Forniquer dans une voiture au fond d'une impasse était bien la chose la plus dégradante qu'elle puisse imaginer. ça lui rappelle les timbrés le soir de la rave à Paris. Mais elle n'y pensait pas, elle le désirait trop, elle n'avait pas été dérangée par le volant ni les témoins possibles ni l'étroitesse de l'habitacle.
Puis ils étaient rentrés dans maison de sa femme et de ses enfants. Elle avait les mêmes gestes que tous les autres jours.
Mehdi était doux avec elle. Il ne parlaient pas de ce qui se passait. Ils auraient aimé être capables de mettre de l'ordre dans leurs agissements mais dés que les enfants étaient absents, il l'emmenait dans sa voiture et ça recommençait. Les vitres se couvraient de buée et plus ils le faisaient et plus elle aimait le faire. Elle connaissait ses gestes par cœur, comme une chorégraphie, parce que faut le dire le gars il a pas baiser trente six meufs dans sa vie et ça se voit tellement. Mehdi, il aurait voulu la prendre comme deuxième épouse mais la société dans laquelle ils vivaient n'était pas respectueuse de leurs codes, ses sentiments de ce point de vue étaient purs, il le disait, il aurait aimé que ce fût possible. Il aurait aimé lui faire des enfants et qu'ils vivent comme ils le faisaient mais sans mentir et elle aurait secondé Hind, comme elle le faisait déjà. Sa femme était trop occidentalisée pour accepter l'idée d'une deuxième épouses sous son toit. Il commettait un péché, c'était entendu mais un péché qui dans d'autres circonstances n'en aurait pas été un. Il ne volait pas la femme d'un autre. Il ne touchait pas une mécréante.
Selma, se perdait entièrement. Elle levait les yeux sur un homme qui lui était interdit. Elle se livrait à la fornication et y prenait plaisir. Elle était folle de cet homme. Elle perdait tout dans cette étreinte. Si elle avait été tout à fait sincère, elle aurait compris qu'elle blasphémait : une part d'elle même persistait à se racaonter que cet amour était trop pur pour qu' Allah n'en soit pas témoin.
Elle évitait Hind. La coupure avait été facilitée car l'infirmière avait dû faire des gardes de nuit. Jusqu'au jour où tout avait basculé. Un soir que Hind n'était pas de service, elle avait frappé à la porte de Selma. "J'ai besoin de sortir ce soir tu t'occupes des enfants? Ils étaient déjà couchés. Selma s'était installée dans le salon pour les entendre, si l'un d'entre eux se réveillait. Elle regardait la télévision, à présent elle comprenait bien la langue allemande. Lorsque Hind avait garé sa voiture dans le garage, elle avait remis un peu d'ordre sur la table basse et s'était préparée à dire je m'endormais je monte dans ma chambre tout de suite. Hind sanglotait, Selma avait hésité. Elle était mal à l'aise, elle avait eu peur de s'entendre dire : je sais tout je vais te tuer ou peut-être le désirait-elle.
Hind pouvait à peine parler, tant elle pleurait mais elle avait demandé entre ses larmes :
_Tu veux bien nous faire une verveine menthe?
Selma, bêtement avait demandé :
_Ca va pas?
_Beh non pas trop, je crois que ça voit... Avait répondu Hind en lui jetant un œil noir.
Ensuite elles s'étaient attablées dans la cuisine, un mug bouillait contre leurs pommes et Hind avait dit "ça recommence, je croyais que c'était réglé...je l'ai suivi. Il est chez elle! Je le savais. Sa voiture est en bas de chez elle. Il ne cherche même plus à se cacher. Dès qu'il a recommencé à boire, j'ai su que ça allait repartir. Mais comme il était allé voir le désenvoûteur... je ne crois pas à ces trucs-là mais psychologiquement, tu vois je croyais qu'il reprendrait ses esprits. On a trois enfants. Qu'est-ce que je pourrais faire moi toute seule avec trois enfants...et cette pute de Française là, toujours à écarter les cuisses, elle couche avec tout le monde, j'espère qu'en prime il ne va pas me ramener des saloperies...avec les Françaises ils ne se comportent pas comme avec nous. Ils savent que c'est tous les jours porte ouverte, pourquoi se gêner..."
Blablabla, Selma comprenait, Mehdi avait une histoire avec une autre fille. Une Française qui travaillait dans son supermarché. Il n'avait jamais été licencié. Il était parti. Il avait choisi entre sa femme et cette pute. Parce que c'était une pute, une femme qui boit et qui sort et qui voit des hommes et qui met des vêtements aguichants et qui se frotte et qui ne croit en rien. Mehdi avait choisi sa femme et ses enfants. Il avait mis des distances mais il avait rechuté. Il l'avait revue. Elle vivait pas trop loin de chez lui. A cet endroit précis où Selma l'avait croisé, le jour de l'orage. Alors elle revenait en arrière et se souvenait de son mouvement d'humeur et elle comprenait la scène autrement. Il visitait sa maîtresse et avait craint que Selma n'en parle à sa femme. Selma, une nouvelle fois sentait son monde s’effondrer. Comme si la réalité n'était qu'un décor en tissu, un rideau qui tombe, qui ne tient à rien.
Elle avait demandé à Allah de la punir. Il obtempérait, bien au-delà de ses espérances. Elle avait dit je ne comprends pas Mehdi est un bon musulman, pourquoi ferait-il une chose pareille et Hind avait rigolé.
_Ce n'est pas parce que tu fais le ramadan que la religion t'intéresse. Il fume, il baise...non, il n'est pas si croyant que ça. De toute façon les hommes tant qu'il aura des putes comme elle pour ouvrir leurs cuisses, ils mettront leurs bites dedans. Ils ne peuvent pas se retenir. Le cerveau est bien moins fort que les testicules. Tu crois que je devrais le foutre dehors?
Selma avait posé sa main sur la sienne.
_Il t'aime, ça se voit. Vous former un couple extraordinaire, il serait perdu sans toi.
_Alors qu'est-ce que je dois faire?
_Prier tu dois prier pour qu'il revienne! T'occuper de tes enfants et préparer de belles vacances, vous devriez partir tous les cinq, je te donnerai du fric que j'ai de côter, vous organiser des vacances tellement belles qu'au retour il ne  pensera plus à elle.

Elle attend que la maison soit vide et envoie un message à Mehdi, le prévenant qu'elle ne pourra pas s'occuper des petits. Elle ferme la porte, laisse les clefs dans la boîte aux lettres. A ce moment, le téléphone fixe sonne, elle revient sur ses pas... C'est Hind, "je t'ai trouvé un job bien payé pour ce soir mais tu devrais partir maintenant parce que la personne va t'attendre devant la gare d'ici quelques heures".
Trois heures plus tard Jennifer ralentie à sa hauteur. La première chose qu'exprime le regard de Selma est "elle me dit quelque chose cette gadji".
Elle grimpe dans le van  à mes côtés sans rien dire, elle s'est habitué aux jobs clandestins. Jenny conduit avec des gestes souples, des gestes d'homme. Selma a posé sa tempe contre la vitre. Elle regarde Jenny et se rappelle de cette femme qui vivait en dehors de toutes les règles de la décence. Et pour la première fois elle comprend qu'elle lui ressemble et qu'elle ne peut pas la juger.
Dans le van David Bowie chante I'm Blackstar et Jenny, préoccupée, tire ses cheveux en arrière.
_ Il est mort Bowie, tu as entendu? C'était interdit la musique où tu étais non? au fait, ça te va vraiment  bien le voile.
Et Selma voit une larme se dessiner au coin de son œil en se disant "entre un homme et une femme le troisième c'est Sheitan".


mercredi 26 octobre 2016

Sans Direction

Salut à tous, Lavie avec Skinny est de retour. Je sais et je le répète que vous préférez les histoires drôles et courtes mais celle-ci me tient à coeur, laissez vos sentiments s'évaporer un peu. J'espère que vous avez un peu de temps devant vous, le temps d'un épisode de Friends comme elle dit Carla. Voici Sans Direction, écrit par Skinny & Jennifer Avsence.




Comment écrire Sans Direction sans vous parler du point de départ ? "Ici ce n'est pas Marseille" coincé entre la colline et la mer, on n'est pas les plus à plaindre comme dirait l'autre.
Le bar du Moustier était vide, à l’exception du cuisinier et de Rayan le patron, qui m'apportait ma commande habituelle, un toast de pain complet, un ramequin d'huile d'olive, du café noir et un bourbon. Neuf heures du matin. L'Estaque s'éveille. Au bout d'un moment, Rayan pose une nouvelle tasse de café chaud devant moi.
_Santé, c'est la dernière fois que je vous sers, annonce-t-il.
_Pourquoi ? vous allez quelque part ?
_Je vais ouvrir un café à Londres et y vivre avec ma copine.
_Un café à Londres, super! ai-je-dit.
Il ignorait bien sûr que j'avais moi-même, quitté l'Estaque pour rejoindre Franck à Londres. J'avais rencontré l'artiste Franck ici même, nos parents étaient voisins et ne s’appréciaient guère. Une rencontre inattendue qui a lentement modifié le cours de mon existence. Les sentiments que j'avais pour lui s'immisçaient dans tous les aspects de ma vie - mes poèmes préférés, mes chansons, mon cœur. Nous étions dans la même fac à Aix. On ne se calculait pas trop, sa passion à lui c’était le dessin. Dans le centre d'Aix, il y avait une boutique qui vendait des bijoux d'artisanat ethniques. Mon objet préféré, c'était un modeste bracelet de Perse. Il était fait de deux plaques de métal émaillées reliées par de lourds fils noirs et argentés. Il coûtait six cents francs, une fortune pour moi à l'époque. Pour les rares fois où il était présent, Franck est arrivé à la fac avec sa chemise blanche retroussée, son jean délavé et le bracelet persan autour du poignet.
_Il est vraiment magnifique ton bracelet, ai-je dit avec beaucoup de jalousie dans la voix.
_T'es catholique , m'a-t-il demandé.
_Ma mère, j'aime juste les objets catholiques, c'est tout.
_J'ai été enfant de chœur mais tu dois le savoir, a-t-il répliqué avec un grand sourire.
_Ne le donne à aucune autre fille que moi!
Immédiatement, j'ai été gênée mais il s'est contenté de sourire : "Promis."
Depuis ce jour, on ne s'est plus lâché. Nous menions une existence parallèle, à faire constamment la navette entre Marseille et Londres, puis Franck était parti pour de bon. Il avait un studio à Walworth. Franck était un beau parleur, il s'incrustait bien dans les conversations, il a rencontré de bonnes et mauvaises personnes. Quand je le rejoignais nos trop brefs weekends se soldaient toujours par des séparations déchirantes. J'étais en train de réfléchir à l'emplacement de la machine à café quand Franck m'a supplié de venir vivre avec lui, à Londres. Rien ne paraissait plus vital que de rejoindre mon amour. J'ai dit au revoir à Marseille et aux aspirations qui y étaient liées. J'ai pris mes affaires les plus précieuses et j'ai laissé le reste derrière moi, je n'avais que vingt ans.

Franck gobait de l'acide. Il se dégagea un espace de travail, installa son carnet à dessin et ses crayons sur une table basse et un oreiller devant pour s'asseoir. Il savait qu'il ne serait peut-être pas en état de dessiner une fois que l'acide ferait effet, mais il voulait avoir ses outils à portée de main au cas où. Il avait déjà essayé de travailler sous acide mais la drogue l'attirait vers des espaces négatifs qu'il avait en temps normal le sang-froid d'éviter.
Il avait trouvé un job temporaire de portier dans un club hype de Soho. Il se présentait au travail avec un costume Men In Black que lui prêter la boîte. Il se réjouissait de voir Amy Winehouse. Mais il avait été supplanté par une autre artiste qui n'était pas encore connue. C'était Amy Mcdonald. Nous n'avions pas assez d'argent pour aller voir des concerts, mais avant de quitter le club Franck m'a dégoté une invite pour David Bowie. Nous avions dévoré ses albums ensemble et je me sentais presque coupable de le voir sans lui. Quand Bowie est arrivé, j'ai eu une réaction étrange. Tout le monde autour de moi semblait hypnotisé, mais moi j'observais attentivement. Je me souviens de cette impression bien plus nettement que le concert. J'ai ressenti à son égard à la fois de l'attirance et un certain mépris. Je sentais sa gêne profonde aussi bien que sa suprême assurance. Quand on m'a demandé, comment était David Bowie je me contentée de répondre "Awesome."

Franck avait toujours aimé ma voix, il me demandait de chanter pour l'endormir, et je lui chantais les ballades de Janis Joplin et Nina Simone. Une grande partie de la journée, Franck semblé en proie à un conflit intérieur. Il oscillait entre tendresse et mauvaise humeur. Je sentais bien que quelque chose se tramait, mais il refusait d'en parler.
Les jours suivants ont été d'un calme troublant. Il dormait beaucoup et lorsqu'il se réveillait il me demandait de lui lire des poèmes. Au départ j'ai craint qu'on lui eût fait du mal. Entre ses longs silences, j'ai envisagé l'éventualité qu'il eût rencontré quelqu'un.
Les silences étaient des signes, j'en étais persuadée. Nous étions déjà passés par là. Même si nous n'en parlions pas, je me préparais lentement aux changements qui viendraient sûrement. Nous avons toujours des relations intimes, et je crois qu'il nous était difficile à tous les deux de parler ouvertement de ce qui se passait. Paradoxalement, on aurait dit qu'il voulait se rapprocher de moi. Peut-être sa tendresse n'était-elle que l'ultime sursaut avant la fin, comme celle d'un gentleman qui achèterait des bijoux à sa maîtresse avant de lui annoncer que c'est terminé.
Dimanche, pleine lune, Franck était à cran. Brusquement, il a éprouvé le besoin de sortir. Il m'a jeté un long regard. Je lui demandais si ça allait. Il ne savait pas, a-t-il dit. Je l'ai accompagné jusqu'au coin de la rue et je suis restée plantée là, sur le trottoir à contempler la lune.
Lorsqu'il est enfin rentré, il a posé la tête sur mon épaule et s'est endormi. Je ne lui demandais aucune explication. Il m'a révélé par la suite qu'il avait franchi une barrière. Il avait couché avec un mec. J'ai réussi à faire preuve d'une certaine tolérance. Mon armure avait encore ses points faibles et Franck mon chevalier en avait transpercé quelques-uns, même si c'était involontaire.
La semaine d'après, la demi-sœur de Franck, Laura était venu sur Londres et voulait nous voir. C'est Laura qui nous a présenté Akeem. Grand et mince avec des boucles sombres, la peau foncée et des yeux marrons clairs, Akeem pouvait rivaliser avec Franck par sa beauté. Il venait d'une bonne famille et il étudiait le cinéma, Andy Warhol et Susan Bottomly étaient c'est plus grandes références.
Notre vie semblait plus facile avec la présence d'Akeem. Franck se plaisait en sa compagnie. Akeem lui dégotait quelques jobs. Un jour Franck reçut quatre cents livre sterlings, plus qu'il en avait jamais gagné d'un coup. Akeem conduisait une Mercedes Classe C grise à l’intérieur beige; il nous amenait faire des tours dans les coins huppés de Londres. C'était la première fois que nous montions dans une voiture sur Londres qui ne soit pas un taxi ou celle de ma tante quand elle nous ramenait d'Enfield. Akeem n'était pas riche mais il savait faire preuve d'une générosité discrète. Il emmenait Franck au restaurant et se chargeait de l'addition. En retour Franck lui offrait des colliers et des dessins. Akeem faisait découvrir à Franck un univers, une société qu'il s'empressait de faire la sienne. Ils se sont mis à passer de plus en plus de temps ensemble. Je regardais Franck se préparer à sortir comme un lord anglais. Il choisissait chaque chose avec soin. Sa chemise, son bracelet, son gilet et sa méthode longue et lente pour se peigner. Il savait que j'aimais ses cheveux un peu fous, et je savais que ce n'était pas pour moi qu'il domptait ses boucles.
Je suis rentrée voir mes parents. Il fallait que je réfléchisse sérieusement à la direction que j’allais prendre. Je me demandais si j'avais choisi la vie qu'il me fallait et puis ma mère qui détestait par-dessus tout Franck, qui ce dernier se droguait de plus en plus.
Toute ma famille installée autour de la table. Mon père qui parlait de football à haute voix à qui voulait bien entendre. Ma mère préparait des sandwiches aux boulettes avec ma tante. Comme toujours une ambiance de camaraderie régnait à la table familiale. Là-dessus j'ai reçu un appel inattendu de Laura. Elle m'a annoncé de but en blanc que Franck et Akeem avaient une liaison. "Ils sont ensemble en ce moment même" a-t-elle ajouté. Je me suis contentée de répondre que son appel n'était pas nécessaire, car j'étais déjà au courant. Lorsque j'ai raccroché, j'étais assommée mais je ne pouvais que me demander en même temps si elle n'avait pas formulé ce que j'avais deviné toute seule. Je ne comprenais pas pourquoi elle m'avait appelée. Ce n'était sûrement pas pour me rendre service. Nous n'étions pas si proches que ça. Je me suis demandé si elle avait de mauvaises intentions, ou s'il s'agissait de commérage à l'état pur. Dans l'avion, sur le trajet du retour j'ai pris la décision de me taire afin de laisser à Franck la possibilité de s'expliquer comme il le déciderait.
L'obligation de secret étouffait Franck et Akeem. Tous deux ne détestaient pas un certain degré de mystère, mais je crois qu'Akeem était trop franc pour continuer de me cacher leur relation. Des tensions sont apparues entre eux.
Les choses ont achevé de s'envenimer lors d'une fête où nous avons fait une sortie de couples avec Akeem et son amie Sabrina de Chelsea. Nous dansions tous les quatre. J'aimais bien Sabrina, une rousse charismatique. Elle portait un lourd bracelet africain. La soirée semblait bien se dérouler sans encombre, sauf que Franck et Akeem ne cessaient de s'esquiver de notre groupe pour se lancer dans des disputes. Soudain, Akeem a pris Sabrina par la main, l'a entraînée hors de la piste de danse et a brusquement quitté la fête.
Franck a couru après lui, moi sur ses talons. Akeem et Sabrina s’engouffraient dans un taxi. Franck l'a supplié de ne pas s'en aller. Sabrina a regardé Akeem confuse et elle a demandé : "Vous êtes amants ou quoi?" Akeem a claqué la portière du taxi, qui a démarré sur les chapeaux de roue.
Franck s'est retrouvé coincé dans une position où il était forcé de me révéler ce que je savais déjà. Je suis restée calme et ne l'est pas interrompu tandis qu'il se démenait pour trouver les mots justes pour m'expliquer ce qui venait de se passer. Je savais que c’était difficile. Je lui ai rapporté ce que m'avait dit Laura.
Il s'est mis dans une colère noire. "Pourquoi n'as-tu rien dit?"
Franck était anéanti que Laura m'ait appris non seulement qu'il avait une liaison mais qu'il était homosexuel. Comme s'il avait oublié que je le savais. Le fait que c'était la première fois qu'on lui collait ouvertement une étiquette sexuelle devait ajouter la difficulté de la chose.
Franck s'est mis à pleurer.
"Tu es sûr? j'ai demandé.
_Je ne suis sûr de rien.
"Sam, a-t-il ajouté en me serrant dans ses bras, tout cela n'a rien à voir avec toi."

Septembre 2003, J'étais retournée vivre à Marseille aux Cinq Avenues. Je rendais souvent visite à Franck à Walworth. Alors qu'il avait pris du LSD, j'ai rangé ses affaires. Crayons de couleurs, taille-crayon... Puis je me suis étendue à côté de lui, réfléchissant a ce que j'allais faire.
Avant l'aube nous avons été réveillés par une série de coups de feu et de hurlements. Les flics nous ont recommandé de nous barricader chez nous pendant quelques heures. Un jeune homme s'était fait assassiner à notre porte. Franck avait doublé la dose de LSD. L'idée que nous avions frôlé le danger de si près la nuit de mon retour l'a horrifié. "On ne peut pas rester ici" a dit Franck. il craignait pour notre sécurité. Laissant presque tout sur place, son matériel de dessin et ses vêtements. Nous avons traversé la ville jusqu'à Brixton, un hôtel du quartier jamaïcain réputé pour ses chambres à bas prix. Ça été la période la plus dure. C'était un endroit épouvantable, sombre et négligé avec des fenêtres encrassées qui donnaient sur le bruit de la rue. J'ai acheté une brique de lait, du pain et du beurre mais il n'a pas pu manger. Impuissante, je l'ai regardée suer sur le lit d'acier. Les ressorts du matelas passaient à travers les draps sales. La chambre puait la pisse et l'insecticide. Heureusement il a dormi tout l'après-midi tandis que j'arpentais les couloirs. L'hôtel était plein d'épaves et de camés. Il n'y avait rien de romantique à regarder des types à moitié nus qui essayaient de trouver une veine à piquer dans leurs membres infestés de plaies. Je devais faire un effort pour regarder droit devant moi lors de mes allers-retours à la salle de bains afin d'humidifier des linges pour le front de Franck. Quand une voix m'a appelée de l'autre côté du couloir. Il était difficile de dire s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. J'ai vu une beauté abîmée enroulée dans un drap, assise sur le bord d'un lit. Il m'a raconté son histoire. Je me suis toute de suite sentie en sécurité en sa compagnie. Il avait été danseur grapheur mais n'était plus que morphinomane. Il m'avait raconté l'histoire de plusieurs de ses voisins, chambre par chambre et de ce qu'ils avaient sacrifié à l'alcool et la drogue. Jamais je n'avais vu une telle accumulation de malheur collectif et d'espoirs brisés, des âmes oubliées.
La nuit Franck, si stoïque en général, s'est mis à gémir. Ses gencives avaient fait des abcès, l'inflammation était profonde et ses draps étaient trempés de sueur. Je suis allée trouver l'ange de la morphine. "Tu n'as pas quelque chose pour lui?" ai-je supplié. La fièvre faisait délirer Franck. "Il faut l'emmener à l’hôpital, a dit l'ange de la morphine. Et il faut que vous partiez d'ici. Ce n'est pas un endroit pour vous." Je l'ai dévisagé. Toute son expérience transparaissait dans ses yeux bleus. Pendant une minute une flamme y a brûlé, pas pour lui-même, mais pour nous.
Nous n'avions pas assez d'argent pour l'hôpital, car Franck ne dispose d'aucune assurance-maladie. Aux premières lueur de l'aube, j'ai secoué Franck, l'ai aidé à s'habiller et escorter en bas de l'escalier. J'ai hélé un taxi direction l’hôpital, Franck a posé la tête sur mon épaule. J'ai senti que sa tension quittait un peu son corps.
_Ça va s’arranger, j'ai dit. Tu vas revenir à Marseille et tu vas guérir.
_Je suis en train de mourir, a-t-il dit. Ça fait tellement mal.
Il m'a regardée, de ses yeux pleins d'amour et de reproche. Mon amour pour lui ne pouvait pas le sauver. C'était la première fois que je réalisais vraiment qu'il allait mourir. Physiquement, il souffrait un martyre que personne ne devrait avoir à subir. Il m'a regardée avec l'expression d'un regret si profond que c'en était insupportable et j'ai fondu en larmes. Il m'a grondée mais m'a pris dans ses bras et il s'est endormi la tête sur mon épaule.

Je pensais que je serais là près de lui lorsqu'il mourait, mais je n'y étais pas. J'ai suivi les étapes de sa disparition jusqu'à près de onze heures, heure où je l'ai entendue pour la dernière fois, haletant si violemment que ses cries couvraient la voix de son frère au téléphone. Pour une raison mystérieuse, ce son m'a remplie de bonheur tandis que j'allais me coucher. Il est toujours vivant, pensais-je Il est toujours vivant.
Franck est mort le 27 novembre 2003 à 9h17.

Franck à l'Estaque, 2002.


 J'étais arrivée en retard au bar du Moustier. Ma table en coin était occupée. Je suis allée aux toilettes pour attendre qu'elle se libère. Je n'avais pas fermé la porte à clé, au cas où quelqu'un aurait une envie pressante, j'avais attendu une dizaine de minutes et suis sortie au moment où ma table se libérait et j'ai commandé du café noir, un toast de pain de complet, de l'huile d'olive et un bourbon. J'ai griffonné quelques notes sur des serviettes en papier, en vue de l'anniversaire de Mya qui approchait. Mya est une de mes plus belles rencontre, c'était en 2001 à Berlin. Je venais d'avoir mon bac, mon amie gothique s'appelait Marilyn. On devait s'esquiver pour quelques jours à la Nocturnal Wonderland Rave qui avait lieu à Berlin. L’hôtel où on est arrivé était un bâtiment Bauhaus rénové du quartier Mitte, situé à Berlin-Est. Il offrait tout ce dont je pouvais avoir besoin et se trouvait à proximité du café Pasternak, que j'ai découvert dans Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. J'ai déposé mes affaires dans ma chambre et suis allée directement au café. La propriétaire m'a accueillie chaleureusement, et je me suis assise à une table, sous une photographie de Bulgakov. Comme dans le livre, je suis tombée sous le charme du Pasternak. Les murs bleu délavé étaient décorés de photographies d'Anna Akhmatova et de Vladimir Maïakovski, les poètes russes que me lisait ma mère. J'ai commandé le Happy Tsar - caviar noir d'esturgeon servi avec un petit verre de vodka et un café noir.
Le soir même avec Marilyn on partait pour la Nocturnal Wonderland Rave qui devait durée trois jours non-stop. On avait pris du speed pour tenir la distance. Nous sommes arrivés dans une grande colline avec des sentiers bordés de stands qui partaient de tous les côtés, une basse assourdissante retentissait. Marilyn avait l'habitude des raves, c'était ma première. Un guide a prononcé un discours inaugural en allemand, pendant qu'une autre dame traduisait en anglais avec un accent incompréhensible. Apparemment chaque organisateur se fait appelait par un numéro. Numéro Sept sera là, numéro Seize là-bas, si vous avez besoin de numéro Dix... ainsi de suite.  Au bout d'un moment, j'ai senti que mon attention devenait flottante et j'ai jeté un regard furtif et envieux à Marilyn, mais la plupart semblaient absolument captivés par le discours. Le guide a continué de radoter et comme c'était à prévoir,  je me suis mise à penser à autre chose, et à élaborer un conte tragique inspiré par le speed : une fille vêtue d'un manteau en peau de phoque observe une surface glaciaire qui se fissure, le bloc sur lequel se trouvait son prince charmant part à la dérive. Elle tombe à genoux tandis qu'il est emporté. La plaque de glace qui s'est détachée s'incline et le prince s'enfonce dans la mer Arctique, sur le dos de son poney blanc islandais qui vacille.
Quand j'ai finalement repris mes esprits, remarqué que Marilyn avait disparu. J'ai suivi un groupe de personnes qui montait la colline avec un leader qui n’arrêtait pas de parler, comme s'il récitait un long texte. Il faisait excessivement chaud. A la vue d'un stand, une personne du groupe est intervenu en anglais : 
_S'il vous plaît, s'il vous plaît, il me semble qu'il est temps de faire une pause ; peut-être pourrions-nous prendre un verre.
_Mais on ne peut pas écouter la fin du discours de numéro Vingt-sept ? a demandé une autre personne compatissante.
J'ai remarqué que certains s'approchaient déjà des rafraîchissements et j'ai rapidement retrouvé mon calme. D'une voix mesurée, pour attirer leur attention :
_J'imagine, ai-je dit, que nous pourrions tous nous rendre au Pasternak, boire un coup à la santé de Bulgakov!
Leur franc rire dépassait beaucoup tout espoir que j'avais pu nourrir vis-à-vis de ce sympathique groupe un peu austère. La marche et le discours avaient été suspendus et nous nous sommes dirigés vers un stand. Nous avons tous eu droit à un verre de sherry, pendant que numéro Vingt-sept prodiguait des remarques conclusives. Moi j'écoutais la fille du stand qui parlait en français avec un gars. Elle m'a adressé un regard assez dur et m'a dit "What's the matter with you?" J'ai répondu en français :
_Je suis perdue tu peux m'aider ?
Elle a rit, C'était Mya elle était vêtue d'un jogging gris et d'un t.shirt bleu, avec lequel elle avait  fait un nœud à la taille.
Comme elle venait d'Aix et moi de Marseille, nous avons fait connaissance aisément et rapidement. Elle m'a dit que c'était fini Marilyn doit sûrement être en haut de la colline et que je ne vais certainement plus la revoir.
_J'ai une idée, ai-je dit, accompagne-moi au café Pasternak. Nous pourrions nous installer à une table sous une photographie de Mikhaïl Boulgakov. Et là je te raconterai ce que je fais ici.
_Boulgakov! Formidable, tu me parleras aussi de lui parce que je ne le connais pas! Les vodkas sont pour moi. Tu sais a-t-elle ajouté, je connais mieux Berlin que Marseille, alors laisse moi te conduire.

Après avoir passé quelques heures dans la ville avec Mya, qui devait retourner à la rave, on s'était promise de se retrouver à Marseille.
Je suis rentrée à l'hôtel, j'ai dîné léger. Il y avait à la télévision des épisodes de Mon Oncle Charlie  doublé en allemand. J'ai coupé le son et me suis endormie sans ôter mon jean.
Bien que réticente à l'idée de rentrer à la maison, j'ai fait mes affaires, puis pris l'avion pour Paris où j'avais ma correspondance. Mon vol pour Marseille était retardé, ce que j'avais vu comme un signe. J'étais devant le panneau des départs lorsqu'un retard supplémentaire a été annoncé. Sur un coup de tête, j'ai fait une nouvelle réservation puis suis allée par un train express de Charles De Gaulle à la gare du Nord.
Un petit gilet me protégeait à peine de la fine pluie de Paris. Franck me parlait souvent des Catacombes, alors j'ai pris la direction du 14e arrondissement. Lors de ma visite, les gens se demandaient certainement ce que je foutais là, je paraissais telle une enfant en fugue. J'ai demandé à ce qu'on me prenne en photo avec mon appareil jetable, beaucoup ont refusé, c'est finalement un couple d'étrangers qui ont bien voulu. J'avais mon souvenir pour Franck.  Je pensais aussi à mes parents,ils étaient vraiment inquiets quand je leur ai annoncé que je partais à Berlin, il fallait que je les surprenne à mon retour. J'ai refait certains des itinéraires parcourus avec ma mère en 1991, mais sans sa présence lumineuse, je me sentais bien seule entre le quai Voltaire, La Coupole et les ruelles et cafés enchantés. Comme nous l’avions fait j'ai arpenté le boulevard Raspail dans les deux sens. J'ai repéré notre rue, celle où nous avions séjourné, au 9, rue Campagne-Première. Je suis restée plantée un moment devant le bâtiment, sous la pluie. En 1991, grâce à ma mère j'avais été attirée par cette rue à cause de tous les artistes qui y avaient vécu. Verlaine et Rimbaud. Duchamp et Man Ray. J'ai longé un autre pâté de maisons jusqu'au cimetière du Montparnasse où j'ai présenté mes respects à Baudelaire et Brancusi.
Guidée par la biographie de Rimbaud, j'ai trouvé l'Hôtel des Étrangers rue Racine. Là, selon le livre, Arthur avait dormi dans la chambre d'un célèbre compositeur dont je ne me souviens plus le nom. On l'avait aussi retrouvé endormi dans le hall avec un pardessus et un chapeau, s'arrachant à grand-peine à une rêverie de haschisch. Le réceptionniste m'a accueillie avec gentillesse. J'ai expliqué pourquoi je désirais tant passer la nuit dans cet hôtel plutôt qu'un autre. Il m'a écoutée avec bienveillance, mais toutes les chambres étaient prises. Incapable de supporter de nouveau la pluie, je me suis écroulée sur le canapé du hall, qui sentait le moisi. Puis comme un clin d’œil des anges, il m'a demandé de le suivre. Il m'a guidée à l'étage jusqu'à une porte ouvrant sur un petit escalier, puis il a ouvert une chambre mansardée. Elle était vide, à l'exception d'un coffre en bois et un matelas de crin. La lucarne inclinée laissait passer des lueurs de lumière sale.
_Ici ?
_Oui.
Il m'a cédé la chambre à bas prix. La nuit tombée j'ai installé mes affaires autour d'une petite lampe, et j'ai sombré dans le sommeil. Je n'ai même pas rêvé.
A l'aube, le réceptionniste m'a apporté une tasse de chocolat chaud et un croissant. Je les ai savourés avec reconnaissance. Je me suis habillée et j'ai pris la direction de la gare de l'Est. Je n'avais pas la moindre idée de ce que j'allais trouver et d'où j'allais dormir, mais je faisais confiance au destin en pensant à mes parents et à Franck. Plus tard en arrivant à Charleville-Mézières, je me suis mise en quête d'un hôtel. Je me sentais un peu mal à l'aise à marcher seule sans âme en vue, mais j'ai fini par trouver signe de vie. Ma présence a eu l'air de les surprendre et d'éveiller leur méfiance. C'était deux femmes, après quelques instants inconfortables, on m'a emmenée dans une jolie chambre à l'étage d'une maison. Comme j'avais très faim, elles m'ont apporté une soupe consistante avec du pain de campagne.
Mais une fois de plus, dans le silence de ma chambre, je me suis endormie tôt et réveillée tôt. Pleine d'une nouvelle fermeté, je suis partie à la découverte des rues de Charleville. A ma grande déception le musée Rimbaud était fermé, aussi j'ai arpenté des rues inconnues et j'ai trouvé le chemin du cimetière. Derrière un jardin de choux énormes se trouve la tombe de Rimbaud. Je suis restée un long moment à contempler la pierre tombale, les mots Priez pour lui gravés au-dessus de son nom. Sa tombe était négligée et j'ai ôté les feuilles et les gravats et j'ai dit au revoir.
Je suis retournée au musée et me suis assise sur les marches. Le musée était toujours fermé. Je commençais à me laisser quelque peu abattre lorsqu'un vieil homme, sûrement le gardien, me prenant en pitié, a déverrouillé la lourde porte. Pendant qu'il s'acquittait de ses tâches, il m'a permis de passer quelque temps avec les possessions de Rimbaud : son sac de voyage, son manuel de géographie, sa tasse en fer-blanc et son foulard en soie rayée. Il y avait la civière sur laquelle il reposait tandis que les porteurs avançaient pour rejoindre la rive où un bateau allait l'emmener, mourant à Marseille.

Le retour à Paris s'est fais sans évènement particulier. J'ai pris le métro jusqu'à la station Père-Lachaise, car il me restait une chose à faire avant de rentrer à Marseille. Il pleuvait de nouveau. Je me suis arrêtée chez un fleuriste à l'entrée du cimetière et j'ai acheté une petite botte de jacinthes avant de partir à la recherche de la tombe de Jim Morrison. A cette époque, il n'y avait pas de panneaux et elle n'était pas facile à trouver, mais j'ai suivi les messages griffonnés par des admirateurs sur les pierres voisines. Sur la tombe sans inscription s'accumulaient les fleurs en plastique, mégots de cigarette, chapelets cassés, bouteilles de whisky à demi vidées. Le graffiti qui veillait sur lui était fait de mots tirés de ses propres chansons, traduis en français : C'est la fin, mon merveilleux ami - This is the end, beautiful friend. J'avais le sentiment qu'il aurait pu sortir à pas de loup et me taper sur l'épaule. Qu'il fût enterré à Paris semblait approprié. Il s'est mis à pleuvoir pour de bon. Je voulais m'en aller car j'étais trempée, mais j'étais clouée sur place. J'ai aperçu au loin un couple qui se dirigeait vers moi. Une femme vêtue d'un long manteau et d'un homme avec un imperméable noir. En me voyant la femme s'est mise à crier : "Héééé Bulgakov! Bulgakov! Pourquoi je ne suis pas surprise de te voir là ?"
C'était Mya avec son mari Yannick, ils étaient venu rendre hommage à Jim Morrison. Comme si Arthur avait dit à Jim de dire Mya de me retrouver ici.


Paris, les Catacombes, 2001.


Le bar du Moustier était vide, car j'étais en avance sur la cohue du matin. Ce n'était pas mon horaire habituel, je prenais néanmoins place à la même table et commandé mon pain complet, mon huile d'olive, mon café et mon bourbon, j'ai ouvert Le Premier Homme de Camus. Je l'avais lu il y avait déjà un certain temps, mais je m'étais tellement plongée dedans que je n'en avais rien retenu. C'est pour moi une énigme qui dure depuis toujours. Au début de mon adolescence, je passais des heures au parc, j'entrais corps et âme dans un livre et me laissais parfois tellement emporter que j'avais l'impression de vivre à l'intérieur du livre. Il y en a tant que j'ai terminé de la même manière : dans un état d'extase, sans pour autant me souvenir du contenu une fois rentrée à la maison. Il y a certains de ces livres que j'ai adorés et dans lesquels j'ai vécu, et pourtant je ne m'en souviens pas. Cette fois-ci j'étais bien décidée à rester présente au fil de ma lecture, mais j'ai été obligée de relire la deuxième phrase du premier paragraphe. J'ai senti que je m'assoupissais, je me suis redressée, me suis mise à la préparation de mon voyage à Tokyo. Nous sommes en avril 2013, et je viens de répondre à un message qui date d'octobre 2012. Jeremy ne savait pas par quoi je venais de passer, nous n'étions pas très proches. C'était un pote, je l'avais rencontré en 2005 au concert de Black Label Society à L’Élysée Montmartre. Il habitait Nîmes et on ne s'appelait que pour s'annoncer les dates de concerts qu'on aimerait faire. Cette fois-ci, il m'avait dit qu'il avait une place pour moi. La réunion de Black Sabbath, trente ans après à Tokyo pour l'Ozzfest, et que je n'avais qu'a payé le billet d'avion. C'était notre groupe de cœur à tous les deux, on pensaient qu'on ne les verrait jamais puisqu'ils se sont séparé en 1979.
Rayan le patron du Moustier, est venu me dire bonjour.
_Vous allez repartir ? a-t-il demandé.
_Oui comment vous savez ?
_Vous faites des listes, a-t-il répondu en riant.
C'était la même liste que je refaisais systématiquement. A la suite du décès de mes parents, on m'a obligé à suivre une lourde thérapie très cher, j'ai voyagé en Tanzanie, à Maputo au Mozambique et en Afrique du Sud, Cape Town. Pourtant j'étais quand même obligée d'en passer par là. Chaussette, sous-vêtements, sweat-shirt à capuche, six tee.shirts et le crucifix de ma mère. Mon grand dilemme était toujours de savoir si j'amène un manteau ou pas, et quels livres prendre.
Il fallait que je me décide pour les livres que j'allais emporter. Je suis allée au sous-sol de la maison de mes parents et j'ai repéré un carton de livres avec l'étiquette J - 1983, mon année de naissance et l'année de la littérature japonaise. Je les ai sortis les uns après les autres. J'ai finalement choisi quelques œuvres de Dazai et Akutagawa. Les deux seraient de bons compagnons pour les quatorze heures d'avion. Sauf qu'en fait je n'ai pratiquement pas lu pendant le vol. Au lieu de cela, j'ai regardé quelques films et me suis endormie car j'avais trop bu. A mon réveil nous entamions déjà l’atterrissage à Tokyo.
J'étais avec Jeremy et sa copine Léa. J'avais donc ma chambre seule qui était dépourvue de romantisme mais tout à fait correcte. Des menus s'entassaient sur le bureau, mais tout était en japonais. Il faisait déjà nuit, mon corps avait perdu la notion du temps. I didn't know if it was day or night. Les paroles de la chanson Love Potion n9 tournaient en boucle dans ma tête. Nous avions mangé chinois dans une salle divisée en box. J'ai commandé des boulettes, qui m'ont été servies dans une boîte en bambou, et un pot de thé au jasmin. En revenant dans ma chambre j'ai eu à peine l'énergie de tirer la couverture. J'ai contemplé la pile de livres sur la table de chevet. J'ai attrapé La Déchéance d'un homme. Je me souviens d'avoir fait glisser les doigts le long du dos du livre et d’être partie dans un rêve avec Dazai et Akutagawa.
Au matin, le ciel était couvert, bizarre pour un mois de mai. On s'est rejoints dans le hall avec Jeremy et Léa. Le festival Ozzfest dure deux jours, mais nous avons que les billets pour le deuxième, c'était donc une journée libre. On a fait le tour du quartier, on a vu des jeunes filles en kimono magnifique aux longues manches flottantes traversait le parking. Je les ai observées jusqu'à ce qu'elles disparaissent à un coin de rue. J'étais bien décidée à vadrouiller dans la ville malgré une lassitude terrible, sans nul doute due au voyage. Je n'ai pas pu résister à la tentation de fermer les yeux juste une seconde, et j'ai été accueillie par des nuages horizontaux qui s’amoncelaient au-dessus d'une montagne. Pas maintenant ai-je-dit à mi-voix, car après mon trip en Afrique je n'étais pas disposée à m'égarer dans quelques labyrinthes surréalistes dans l'une des plus grandes métropoles du monde. J'ai laissé les deux tourtereaux partir visiter la capitale, et se créer des souvenirs en amoureux tandis que moi je retournais à l'hôtel. Je pensais à des écrivains.

Ryunosuke Akutagawa et Osamu Dazai ont publié les livres qui ont été des distractions merveilleuses. Mes parents m'avaient presque obligé à lire. Ces mêmes livres qui sont à présent sur ma table de nuit, je pensais à eux. Ils sont venus à mes parents à Marseille et je les ai rapportés au Japon. Les deux auteurs se sont suicidés. Akutagawa, craignait d'avoir hérité de la folie de sa mère, avala une dose fatale de Véronal, puis se recroquevilla sur son matelas à côté de sa  femme et de son fils endormis. Le jeune Dazai, alcoolique invétéré a semble-t-il enfilé la même haire que le maître échouant à de multiples tentatives de suicide avant de se noyer, avec son compagnon, dans le boueux canal Tamagawa gorgé de pluie.
J'étais dans ma chambre d'hôtel en train de gamberger. Je pensais à l'une de mes poétesses préférée, Sylvia Plath et me suis rendue compte que j'étais en présence d'une série de suicides. Sylvia Plath s'est suicidé dans la cuisine de son appartement londonien, le 11 février 1963. Elle avait trente ans. Son mari le poète Ted Hughes, l'avait quittée. Leurs jeunes enfants étaient en sécurité, bordés dans leurs lits. Sylvia a mis la tête dans le four. Je me demandais ce qui lui avait traversé l'esprit en ces instants : ses enfants, un poème, son mari coureur de jupons en compagnie d'une autre femme. Je me suis demandé ce que le four était devenu.
D'un coup la chaleur devenait insupportable dans la chambre. Je suis redescendue au restaurant chinois et j'ai indiqué sur le menu la photo de ce que je voulais manger. J'ai commandé des raviolis de crevettes et des boulettes de chou vapeur enveloppés de feuilles dans un panier de bambou. J'ai réglé l'addition et suis retournée dans le hall. Soudain, comme s'il sortait du mur, un grand américain avec une chevelure argentée en bataille et sa barbe emmêlée, s'est mis à parler très fort. Il a fixé le réceptionniste de l'hôtel avec des yeux vifs et curieux grossis par ses lunettes et s'est mis à le bombarder de questions sans même le laisser le temps de répondre. Apparemment il attendait son guide. Un peu voûté dans sa veste en tweed râpée, son pantalon en toile et ses Clark's, il est venu m’adressè la parole.
_Qui êtes-vous vous êtes connu, avez-vous de l'argent ?
_Samantha Smith.
J'ai donc discuté avec lui de cinéaste, de musique, de littérature... Il s'appelle Nils Smith. Je lui ai récité des passages d'Une Vague D'inquiétude. Ça a scellé notre rencontre.
"Tu es sûre que tu n'es pas riche ?"
_ Nous les Smith, on n'est jamais riches, j'ai répliqué.
il est resté bête.
"Tu t'appelles vraiment Smith, tu es sûre ?
_Oui, et ce dont je suis encore plus sûre, c'est que nous les Smith même si nous avons de l'argent, on se sent toujours pauvre.
Son guide était enfin arrivé. Il s'appelait Loon, Ils se connaissaient déjà, vu l'accolade pour se dire bonjour.
Nils a demandé à Loon s'il connaissait Akutagawa ? et il a répondu : "Absolutely!"
En pointant son doigt sur moi Loon a dit : "Si vous aimez Akutagawa ou Dazai alors notre itinéraire va vous plaire."
_Je suis prête on commence par quoi ? ai-je dit.
_J'ai réservé au Mifune, un restaurant dont le thème était la vie du grand acteur japonais Toshiro Mifune.
Le saké allait très probablement couler à flots. Ma solitude n'aurait pu être brisée de plus réjouissante manière. Je suis vite montée dans ma chambre chercher un gilet et glisser quelques yens dans ma poche avant de retrouver Nils et Loon. Comme c'était à prévoir le saké coula à flots.
Loon est la seule personne dont j'accepte de suivre l'itinéraire qu'il conseille à dit Nils. Nous avons roulé jusqu'au Kutoku-in, un temple bouddhiste à Kamakura, et nous nous sommes recueillis aux pieds du grand Bouddha qui nous surplombait comme la tour Eiffel.
Au cimetière d'Engaku-ji, nous avons cherché la tombe du réalisateur Ozu, entreprise difficile, car elle était isolée dans une petite enclave, sur une parcelle située en hauteur. Plusieurs bouteilles de saké avaient été placées devant  sa pierre tombale. Un joyeux vagabond pouvait ici trouver un abri et boire jusqu'à plus soif. Ozu adorait le saké, a dit Loon ; personne n'aurait osé ouvrir ses bouteilles.
Sur la tombe de Dazai, j'ai passé le balai et laver sa pierre tombale, comme s'il s'agissait de son corps. J'ai dit une prière et j'ai salué la tombe en reculant.
Notre destination finale était le cimetière de Jigen-ji. Tandis que nous approchions de la tombe de Akutagawa, je me suis souvenu de mon rêve et me suis demandé de quelle manière il allait colorer mes émotions. Arrivé devant tout était clean et illuminé, nous nous sommes inclinés et Loon à prononcer une prière en japonais. 
Quand nous sommes retournés à l'hôtel, je pensais que nous allions nous dire au revoir, mais Nils a dit :
 _Nous ne pouvons pas vous abandonner comme ça.
_Vous voulez qu'on retourne au Mifune, répliqua Loon.
_Oui allons-y! Le saké nous y attend certainement, ai-je dit.
Nils a hoché la tête et souri " C'est l'heure du tiger bone"
Le tiger bone est illégal au Japon. Ils le servent dans un service à saké, une tasse et un tokkuri qui était magnifique.
_Le tiger bone est la boisson préférée de John Woo a dit Loon.
Comme nous nous dirigions gaiement vers la voiture, Nils a sorti de son sac élimé la tasse et le tokkuri.
_L'amitié nous transforme tous en voleur, ai-je dit.
Loon a voulu dire quelque chose mais Nils l'a interrompu d'un geste de la main.
_Je comprends, a-t-il dit solennellement.
_Vous allez me manquer, tous les deux, ai-je dit.

Ce soir-là,  j'ai posé la tasse et le tokkuri sur la table à côté du lit. Il y restait quelques gouttes du tiger bone que je n'ai pas rincée.
Au matin, je me suis réveillée avec une légère gueule de bois. J'ai pris une douche froide et j'ai rejoint Jeremy et Léa. On est partis tôt, on a pris le petit déjeuner à l'hôtel, ils m'ont raconté leur journée fantastique. Harajuku, le Takeshita-Dori, la Tour de Tokyo, ils sont allés à Kyoto et au jardin des Miyawaki. dont j'étais vraiment jalouse. Jeremy m'a promis qu'il m’emmènera avant notre départ.
Nous avons pris le Narita express pour rejoindre Chiba, là où se dérouler le festival, dans l'immense Makuhari Messe. Nous avons plus mis de temps pour rentrer dans la salle que pour venir dans la ville. On était placé en hauteur, mais il y avait deux écrans géants de chaque côté de la scène, qui la rendais minuscule. Stone Sour était déjà sur scène. Jeremy est parti cherché des bières, Léa à enfiler des bouchons d'oreilles. Tool on enchainé, j'adore leur chanson Sober, ça me rappelle un vieux générique de Téléfoot. 
Soudain le noir complet dans la salle, Jeremy est revenu juste à temps. La guitare de War Pigs a résonné, Black Sabbath était enfin réuni sur scène! Un gros mouvement de foule a fait qu'on se retrouve dans la fosse, on a chanté, pogoté, jumpé... et à la chanson N.I.B j'avais mal au cœur, je me suis mise sur dans un coin de la salle, lorsqu'un japonais en uniforme est venu me parler. Je comprenais pas et il ma fait signe de le suivre. Il m'a emmené dans un local derrière la scène où il y avait des civières, des personnes totalement bourrées, et beaucoup d'hommes en sang. Ils ont juste pris ma tension et m'ont dit de partir. Je me suis assise sur des marches où je pouvais entrevoir le concert de derrière. Alors que la basse de Children of the Grave commençait à retentir, par hasard Lemmy Kilmister passé et m'a trouvée assise là, comme une paumée. Il avait été invité la veille à faire une apparition avec Slash. A la main, un verre de whisky brodé du logo Motörhead, il m'a décoché un sourire et m'a dit : "Rough night honey?"
Je lui ai avoué que j'avais la pression de mener une conversation avec lui, il a ri avec douceur et s'est assis à mes côtés, on a regardé ensemble Ozzy chanté Children of the Grave. Il s'est levé, m'a laissé le verre et s'est effacé dans l'obscurité.


Skinny, Jeremy et Léa en route pour Tokyo, 2013.


J'étais contente d'être chez moi, de dormir dans mon lit, avec mon petit téléviseur et tous mes livres. Je me suis absentée trop de temps, j'avais l'impression d'être partie plusieurs mois. Il était grand temps que je revienne un peu à mes rituels. Je me suis lavée, j'ai enfilé une version propre de ce que je portais déjà et me suis dépêchée de descendre, suivie des chats, qui finalement considéraient mes habitudes comme les leurs.
J'avais hâte de m'asseoir à ma table et de recevoir mon café noir, mon bourbon, mon toast de pain complet et mon ramequin d'huile d'olive sans avoir rien demandé. Il y avait deux fois plus de pigeons que d'habitude à l'Estaque. La porte du bar du Moustier était fermée à clé, mais j'ai vu Rayan à l'interieur alors j'ai tapé à la vitre.
_Je suis content que vous soyez passée. Laissez moi vous préparer un dernier café.
J'étais trop dégoûté pour dire quoi que ce soit. Il fermait boutique et voilà tout. j'ai observé mon coin de salle. Je me suis assise là je ne sais combien de matins.
_Puis-je m'asseoir ? ai-je demandé.
_Bien sûr, je vous en prie. Je suis restée là toute la matinée.
 Avant que nous nous séparions, Rayan et moi avons jeté un dernier coup d’œil alentour dans le bar. J'ai dit au revoir à mon coin de salle.
_Que vont devenir les tables et les chaises ? ai-je demandé.
_Vous voulez dire votre table et votre chaise ?
_Oui.
_Elles sont à vous, a-t-il dit. Je vous les apporterai plus tard.
J'ai dit adieu au bar du Moustier, j'y ne retournerais plus jamais. Ce n'est pas que j'aime pas le nouveau propriétaire, c'est une question de respect.

Mes rituels ont légèrement changé, je bosse pour Jonathan et Jennifer maintenant, je m'occupe de toute la paperasse, les réservations et les comptes. Souvent je pars en déplacement avec eux, leur filait la main pour organiser "les party." Non je ne suis pas comptable.
Quand je suis chez moi, je lève, fait ma gym, donne à manger aux chats et je me mets à la lecture, je regarde les matchs de foot qui m'intéressent ou je rattrape quelques séries.
Je passe beaucoup de temps à Enfield, car ma tante est très malade. Même à Londres je ne sors pas, et pourtant ce jour-là il fallait que je fasse quelques courses à Camden. Au milieu de la foule du Market, j'ai fait une crise de panique. J'ai acheté une carte de train à un distributeur, j'ai attendu une dizaine de minutes, puis suis montée à bord du Gatewick Express pour Brighton, j'avais besoin de respirer. Mon cerveau turbinait à une vitesse que le simple langage ne pouvait traduire. Le train était  presque vide, ce qui était une bonne chose car j'ai passé le plus clair du trajet à m'interroger. A peine arriver, je me suis précipitée vers la plage, en marchant j'ai aperçu une petite maison. Je me suis dressé sur la pointe des pieds et j'ai risqué un œil à travers la latte cassée. Toutes sortes de souvenirs flous se sont entrechoqués. J'avais récemment été séduite par une propriété abandonnée décrite dans les pages d'un livre, mais là c'était la réalité. L'écriteau "Vente directe par propriétaire" semblait autant irradier qu'un panneau électrique. J'ai enregistré le numéro de téléphone du vendeur sur mon portable puis j'ai traversé la rue jusqu'à un café où j'ai commandé un grand mug de thé au citron. Je me suis assise sur un banc de la promenade pendant un long moment, à contempler la mer.
Ce secteur m'avait totalement envoûtée, qu'est-ce qui m'avait attiré ici ? me suis-je demandé. Prés de la mer, alors que je ne sais pas nager. Près de la voie ferrée, car je ne conduis pas en Angleterre. Cela me semblait être l'endroit parfait, sans affiches publicitaires et le bungalow caché. J'avais été si vite charmée. Je l'imaginais aménagé. Un endroit où ne plus réfléchir, cuisiner des spaghettis, lire, écrire, se reposer de soi-même.
De retour à Enfield, j'ai contemplé le numéro, mais n'ai pas pu me résoudre à appeler. J'ai demandé à ma tante de passer le coup fil pour moi. j'imagine que j'avais peur d'apprendre qu'elle n'était  pas réellement à vendre ou quelqu'un d'autre l'avait déjà achetée.
_Bien sûr, m'a-t-elle dit. je parlerai au propriétaire et je demanderai des précisions. Ce serait formidable que tu es un petit chez toi ici.
Quelques jours plus tard, la belle-fille du vendeur, m'a donné rendez-vous devant la vieille palissade. Nous ne pouvions pas entrer par le portail, car le propriétaire l'avait condamné à l'aide d'un cadenas, par précaution. Ma tante m'avait fourni toutes les informations dont j'avais besoin. Vu l'état de la maison et compte tenu d'arriérés d'impôts, ce n'était pas une propriété que l'on pouvait acquérir par l'entremise d'une banque, si bien que l'acheteur se verrait dans l'obligation de régler en liquide. D'autres acheteurs potentiels, à la recherche d'une bonne affaire, avaient fait des propositions ridiculement basses. Nous avons discuté jusqu'à nous entendre sur une somme raisonnable. Je lui ai dit qu'il me faudrait trois mois pour réunir les fonds et après discussion avec le propriétaire, tout le monde était d'accord.
_Je travaille tout l'été. Quand je reviendrai, en septembre, j'aurai la somme dont j'ai besoin. J'imagine qu'il faudra qu'on se fasse mutuellement confiance, ai-je dit.
Nous nous sommes serré la main. Elle a enlevé le panneau "Vente directe par propriétaire"  et nous nous sommes dit au revoir d'un signe de la main. J'avais beau être incapable de voir à l'intérieur de la maison, je ne doutais pas un seul instant d'avoir pris la bonne décision. Tout ce que je trouverais à mon goût serait conservé, le reste je l'aménagerais.
_ Je t'aime déjà, ai-je dit à la maison.

Je suis retournée à Marseille et j'ai rêvé du bungalow. D'après mes calculs, je disposerais de la somme nécessaire le premier lundi de septembre. J'avais déjà un programme chargé avec Jennifer et Jonathan, mais j'ai accepté toutes les tâches et les dates qu'il y avait à faire de mi-juin à fin août. J'ai fait une liste, et prit l'avion à destination de Paris, pour une nuit de room service et regarder le match France/Albanie de l'Euro 2016. Jo et Jenny m'attendaient le lendemain matin pour enchaîner les dates. Dublin, Glasgow, Édimbourg, Amsterdam, Vienne, Berlin, Bruxelles, Londres, Lausanne, Valence, Rome... avec quelques allers-retours à Marseille entre temps. Jonathan connaissait un riche entrepreneur allemand qui nous a offerts des invitations pour France/Allemagne au Vélodrome. Après quoi on a pris l'avion à destination de Göteborg et entamé une mini-tournée de boîte de nuit en Scandinavie. Contrairement à ce que l'on peut croire, ce n'était pas un trip de plaisir, j'avais peu de temps libre, je faisais chauffeur privé, j'accueillais les gens aux aéroports et en même temps je m'occupais de tous ce qu'en temps normal je gérais de chez moi.
Début septembre je suis rentrée, certes épuisée mais satisfaite. Il y a largement pire comme boulot. J'avais accompli ma mission, n'ayant perdu qu'une paire de lunettes. Il me restait un dernier contrat à honorer en octobre, à Mexico, le Knotfest. Nous devrons organiser l'After.
Le mois de septembre tirait à sa fin, les signes étaient favorables. La date limite pour la transaction était le 4 octobre. Mes amis ont tenté de me dissuader d'acheter le bungalow, en raison de son état de délabrement et de sa valeur à la revente, qu'il jugeait toute a fait douteuse. Quelques jours plus tard, j'apportais l'argent gagné au cours des mois précédents et l'on me remettait la clé et l'acte notarié qui faisait de moi la propriétaire d'une petite maison inhabitable à quelques pas de la station de train, sur la droite. et de la mer sur la gauche.
J'étais à Enfield avec ma cousine Kelly. On a fait réchauffer des pâtes de la veille, on a mangé vite et on a pris la route pour Brighton. Je pensais à Franck, il serait tellement content. C'était une journée d'octobre clémente. On a marché de la station de train à la rue calme, chaque pas me rapprochant de la mer. Je n'étais plus forcée de lorgner le bungalow avec envie par une latte cassée. J'ai ignoré la pancarte "Entrée interdite" et pour la première fois, suis entré dans ma maison. Elle était vide à l'exception d'une guitare acoustique pour enfant aux cordes cassées et d'un fer à cheval. Rien que du bon. Pièces exiguë, évier rouillé, plafond voûté, odeurs vieilles d'un siècle mêlées à des senteurs moisies d'animaux. Je n'ai pas pu rester très longtemps, car la moisissure et l'humidité ont réveillé ma toux, sans pour autant tenir mon enthousiasme. Je savais exactement quoi faire : une grande pièce, un ventilateur, des lucarnes, un évier campagnard, un bureau, quelques livres, une banquette-lit, un sol en carrelage mexicain et un fourneau. On s'est assises sur le porche avec Kelly, on a contemplé avec une joie d'enfants le jardin piqueté de pissenlits résistants. Le vent s'est levé et on a senti les effluves de la mer. J'ai verrouillé la porte et refermé le portail tandis qu'un chat errant se glissait par une latte. Désolée, pas de lait aujourd'hui, uniquement de la joie. Nous sommes restés devant la palissade délabrée. Pants off all day, ai-je dit à Kelly. Ma maison avait désormais un nom.


Brighton pier, 2016.


Nous sommes à Heatrow avec Jonathan et Jennifer, en partance pour Mexico. Promis je ne dévirais pas la destination pour me lancer dans mes frasques personnelles. Je suis là pour travailler, un point c'est tout.
Il y a deux ans, Polo avait été invité à Tapachula au Mexique, pour le concert de Steel Panther en tant que photographe. On a sauté sur l'occasion, Meghan, Carla et moi pour l'accompagner. Le Mexique, damn le Mexique! Mais je ne pensais qu'à découvrir le jardin où jeune fille, je rêvais d'entrer. Je me voyais pénétrer dans la maison qu'avaient habitée Frida et Diego Rivera, j'allais arpenter les pièces que je n'avais vu que dans les livres. J'allais enfin voyager au Mexique.
J'ai découvert la Casa Azul dans La Vie fabuleuse de Diego Rivera - un cadeau de ma mère pour mes dix ans. Un livre envoûtant, qui a alimenté chez moi le désir de m’intéresser à l'Art. Je rêvais de faire le voyage jusqu'au Mexique, de goûter à cette révolution, de fouler le sol de leur patrie et de prier devant des arbres peuplés de leurs saints  mystérieux.
Nous avions trois jours d'avance avant le concert. Arrivée à Mexico, on devait prendre un train pour Tapachula. On s'est rendue à la gare où on a acheté des billets aller-retour. Le train de nuit partait sept heures plus tard. On a juste gardé le nécessaire et laissé le reste à la consigne automatique. Après avoir changé de l'argent, nous sommes monté dans un bus à destination de Coyoacan, dans le sud-ouest de la ville, l'adresse de la Casa Azul dans ma poche. C'était une journée magnifique et j'avais hâte d'arriver. Mais une fois sur place, on a constaté qu'elle était fermée pour rénovation complète. Je suis restée dégoûtée devant les grands murs bleus. On est retournés à la gare, un employé des wagons-lits nous a laissés monter en avance dans le train, on avait un compartiment pour quatre. En route pour Tapachula, le voyage s'est déroulé sans encombre. Un van est venu nous récupérés, nous a déposé au Quinta Tabachines Hôtel, c'est luxueux, magnifique mais je ne cesse de penser à la Casa Azul. Avec Carla, on a eu droit à une chambre toute blanche avec un lavabo, un ventilateur au plafond et une fenêtre qui donnait sur la grande place.
Quand nous sommes sorti dans la rue pour sentir l'ambiance. On a remarqué que des hommes prenaient tous la même direction. On en a discrètement suivi un jusqu'à une ruelle où se trouvait un bistrot qui ne payait pas de mine mais semblait l'épicentre de l'activité liée à la téquila. Ce n'était pas un véritable bistrot, mais un authentique négociant en téquila. Il n'y avait pas de porte. Le sol en damier noir et blanc était recouvert de sciure. Des sacs de toile, remplis de graines agave, étaient alignés le long du mur. Il y avait quelques petites tables, mais tout le monde était debout. Aucune femme à l'intérieur. aucune femme nulle part. Alors j'ai dit à mes amis que je retournais à Mexico pour rencontrer Frida. Ils m'ont comprise, Polo m'a donné l’itinéraire du voyage et j'ai appelé un taxi pour l'aéroport.

La voiture est arrivée, j'ai verrouillé ma valise, empoché mon passeport et me suis installée sur la banquette arrière. Il y avait beaucoup de circulation et nous avons dû attendre avant de nous engager dans un tunnel. Je pensais à ma mère, qui était une fan inconditionnelle de Frida, et qui n'était jamais allé à Mexico. Mon père qui pour la séduire se prenait quelques fois pour "Panzon" puis je me suis assoupie sur ces pensées.
J'étais désorientée quand la voiture s'est garée au terminal A.  C'est là que je vais ? ai-je demandé. Le chauffeur a grondé je ne sais quoi et je suis descendue. Je suis entrée dans le terminal. J'avais été déposée au mauvais endroit et je dû me faufiler à contresens parmi des centaines de personnes qui allaient je ne sais où pour trouver le comptoir. La fille au comptoir a insisté pour j'utilise la borne. J'ignore où j'étais durant la décennie précédente, lorsque le concept de bornes s'est imposé dans les aéroports. Je veux que quelqu'un me remette en mains propres ma carte d'embarquement, mais elle a insisté pour que je tape moi-même les informations nécessaires sur l'écran de cette putain de borne. Il a fallu que je fouille dans mon sac à la recherche de mes lunettes de lecture, ensuite j'ai répondu à quelques questions, scanné mon passeport et l'écran s'est figé. Il a fallu que j'explique ça à la fille. Elle m'a dit de continuer d'appuyer. Puis elle m'a conseillé d'utiliser une autre borne. Je commençais à m'impatienter, la carte d'embarquement était en fait coincée, et la fille a été obligée de tripatouiller avec un stylo pour la faire sortir. D'un air triomphant elle m'a tendue la carte froissée comme une feuille morte. Je me suis avancée vers le contrôle de sécurité, enlevé ma montre et mes bottines, les ai placés dans un bac avec ma trousse contenant du dentifrice, de la crème hydratante à la rose et un flacon d'essences végétales, et j'ai franchi le portillon détecteur de métal, puis j'ai rassemblé mes affaires avant d'embarquer dans l'avion à destination de Mexico.
Nous avons attendu sur la piste de décollage pendant environ une heure, la chanson Man Down tournait en boucle dans ma tête. J'ai commencé à me poser des questions. Pourquoi étais-je énervé à l'enregistrement des bagages ? Pourquoi avais-je absolument voulu que ce soit la fille qui me donne ma carte d'embarquement ? Pourquoi ne pouvais-je pas faire ce qu'il fallait ? Nous sommes au vingt et unième siècle ; on ne fait plus les choses comme avant. Nous étions sur le point de décoller. Je me suis fait réprimander car je n'avais pas attaché ma ceinture. J'avais oublié de dissimuler ma désobéissance en posant ma veste sur mes genoux. Je déteste être confinée surtout lorsque c'est pour mon bien.
A Mexico, j'étais dans une chambre au premier étage qui donnait sur un petit parc. Il y avait une grande fenêtre dans la salle de bains et je me suis rendu compte que les gens que je voyais de haut pouvaient me voir d'en bas. J'ai pris un déjeuner tardif, pressée de manger mexicain. J'ai opté pour des tacos de crevettes avec du wasabi et un petit verre de tequila. Deux néerlandaises m'ont demandé si je connaissais pas un bon café dans le coin ?
_Je ne suis pas d'ici ai-je dit. Mais je suis certaine que le meilleur café se trouve dans la ville de Veracruz.
C'était mon père qui le répétait tout le temps, ma réponse fut sortie instinctivement. Elles m'ont invité à leur table, je me suis présenté et j'ai raconté la petite histoire de mon père :
Veracruz est un haut lieu de commerce du café au Mexique. Là-bas on vous serre le café de manière cérémonieuse, il est obtenu à partir de grains cultivés en hauts plateaux, mêlés à des orchidées sauvages et saupoudrées de leur pollen ; un élixir mariant les extrêmes de la nature.
Elles étaient stupéfaites de mon petit discours, nous avons parlé du Mexique, du café, de littérature et d'art. L'une était reportrice, et l'autre photographe. Elles étaient invitées à une exposition à la Casa Azul le lendemain, et que si je voulais je pouvais faire une petite intervention pour parler de Frida et Diego.
Je ne savais pas comment le prendre, elles m'ont juste dit : "A demain matin devant ton hôtel."
Puis en sortant dans la rue, j'ai remarqué que j'étais sur Veracruz Avenue, j'ai vu ça comme un signe. Le crépuscule approchait, j'étais fatiguée mais je suis tout de même arrêtée dans le parc, de l'autre côté de l'avenue. Un corniaud au pelage jaune, de taille moyenne, a échappé à la vigilance de son maître et m'a gentiment sauté dessus. J'ai senti que ses yeux marrons foncés pénétraient mon être. Son maître s'est empressé de le rattraper, mais le chien n'a pas cessé de tirer  sur la laisse pour me suivre du regard. Comme il est facile, me suis-je dit de tomber amoureux d'un animal. J'ai soudain eu un coup de mou. J'étais debout depuis cinq heures du matin. Je suis retournée à ma chambre d'hôtel, qui avait été faite en mon absence. Mes vêtements étaient impeccablement pliés et mes chaussettes sales trempaient dans le lavabo. Je me suis affalée sur le lit tout habillé. J'ai repensé au chien jaune et me suis demandé si je le reverrais. J'ai fermé les yeux et me suis endormie aussitôt. Soudain, je me suis éveillée, incapable de bouger. Mes boyaux explosaient, du vomi jaillissait sur le lit, accompagné d'une terrible migraine qui me paralysait. Incapable de me lever, je suis restée allongée. J'ai cherché mes lunettes à tâtons. Heureusement elles n'étaient pas cassées. Aux premières lueurs de l'aube, j'ai réussi à attraper le téléphone pour appeler la direction, signaler que j'étais très malade et que j'avais besoin d'aide. Une femme de chambre est montée et a appelé pour qu'on m'apporte des médicaments. Elle m'a aidée à me déshabiller et à me laver, elle a astiqué la salle de bains et changé les draps. Je débordais de gratitude pour cette femme. Elle a chantonné en rinçant mes vêtements souillés, les a suspendus au-dessus du rebord de la fenêtre. Ça continuait à cogner dans ma tête. Je me tenais à sa main. Son visage souriant planait au-dessus du mien, et me suis senti sombrer dans un sommeil profond.

Au matin, j'ai fait le point sur mon état de santé. Le pire semblait passé, mais je me sentais faible, déshydratée, et le mal de tête avait migré vers la base de mon crâne. La voiture est arrivée pour m'emmener à la Casa Azul, j'ai espéré que la migraine me laisserait un répit, le temps que je fasse ce que j'avais à faire. Quand nous sommes arrivés, j'ai pensé à moi, jeune fille rêvant de cette porte bleue.
La Caza Azul a beau être aujourd'hui un musée, le lieu maintient l'atmosphère vivante de deux grands artistes. Les robes de Frida Kahlo et les corsets de cuir étaient disposés sur du tissu blanc. Ses fioles de médicaments sur une table, ses béquilles contre le mur. Je me suis sentie chancelante et nauséeuse, cependant j'ai pu prendre quelques photos.
On m'a conduite dans la chambre de Frida. Il y avait au-dessus de son oreiller des papillons épinglés, qu'elle pouvait contempler en étant allongée sur son lit. Il s'agissait d'un cadeau du sculpteur Isamu Noguchi, qui souhaitait qu'elle puisse voir quelque chose de très beau après avoir perdu sa jambe.
Je n'ai pu cacher plus longtemps mon état de santé. La reportrice m'a donné un verre d'eau. Je me suis assise dans le jardin, ma tête entre les mains. J'étais sur le point de défaillir. Après discussion avec les organisateurs, elle a insisté pour que je me repose dans la chambre de Diego. J'ai voulu protester mais j'étais incapable de parler. C'était un modeste lit en bois, avec un dessus-de-lit blanc. Allongée, j'ai pensé à Frida, je la sentais proche, je sentais son courage face à la souffrance, associé à son enthousiasme révolutionnaire. Elle et Diego furent mes guides secrets lorsque j'avais dix ans. Je faisais des tresses comme Frida et maintenant j'avais touché ses robes et je me retrouvais dans le lit de Diego.
Une heure plus tard, la reportrice est venu me voir le visage inquiet.
_Les gens vont bientôt arriver.
_Ne vous en faites pas, ai-je dit, maintenant je vais bien. Mais il va me falloir une chaise.
J'ai pris la parole pendant dix minutes devant presque cent invités dans le jardin. J'aurais bien du mal à dire de quoi j'ai parlé, mais j'avais été inspirée quand j'étais dans le lit de Diego et les papillons que Noguchi avait offerts à Frida ont volé à mon secours. J'ai vu des visages réjouis, la reportrice et la photographe qui s'étaient occupées de moi avec tant de gentillesse. Des visages que je n'oublierais jamais. C'est pour ma mère je me disais dans ma tête.
Tard ce soir-là il y a eu une fête dans le parc, en face de mon hôtel. Mon mal de tête avait complètement disparu. J'ai fait ma valise, j'ai diner de ce que l'on pourrait approximativement qualifier de huevos rancheros. Puis regardé par la fenêtre. Je suis descendue au bar et j'ai bu un petit verre d'une tequila très jeune. Le bar était vide, car presque tout le monde était dans le parc. Je suis restée assise un long moment. Le barman m'a resservi. La tequila était légère, comme du jus de fleurs.
Le lendemain j'ai repris l'avion pour Tapachula, rejoindre mes amis. Quand j'ai raconté mon séjour, Polo était jaloux, il trouvait mes photos minables, il aurait tellement voulu photographier les affaires de Frida. On s'était promis qu'on retournerait au Mexique, un jour.
Et me voici aujourd'hui à attendre mon vol pour Mexico sans Polo. Il est parti si brusquement que je pense qu'aucun de nous l'a vraiment réalisé car nous parlons de lui chaque jour comme s'il était présent.

Caza Azul, Mexico. 2014.